Transposition
didactique :
un processus de construction
du savoir scolaire
par Emil Paun, Directeur
du département des sciences de l'éducation, université de Bucarest, in Carrefours de l'éducation, 2006/2 (n°
22)
200p, Revue éditée par
l’Université de Picardie, Armand Colin
Les enseignants sont confrontés à deux problèmes essentiels dans leur pratique d’enseignant : la gestion du curriculum et la gestion de la classe (du point de vue de la discipline des élèves). L’un des aspects les plus importants attaché à la gestion du curriculum concerne la construction du savoir scolaire. C’est un processus complexe, influencé par de nombreux facteurs qui a comme point de départ l’ensemble du savoir scientifique et comme point final l’ensemble des connaissances acquises par les élèves.
Le savoir scientifique subit de multiples
transformations afin de se constituer en tant qu’objet d’enseignement: ces
transformations relèvent de ce que nous nommons la « transposition
didactique externe ». Les autres transformations qui se produisent dans le
cadre du processus d’enseignement – apprentissage, opèrent dans les relations
professeur – élève et s’objectivent dans les différentes formes du curriculum
(réel, réalisé, caché), elles constituent, pour nous, la « transposition
didactique interne ». Toutes ces transformations sont réalisées autant
dans une logique de continuité que dans celle des ruptures épistémologiques.
La transposition didactique externe
Elle représente le processus de
transformation, d’interprétation et de réélaboration didactique du savoir
scientifique constitué dans de différents domaines de connaissance. La
représentation didactique résulte de la chaîne de toutes ces transformations et
ré-élaborations.
Tous les domaines scientifiques ne
figurent pas dans le curriculum scolaire. Il est donc évident que seuls
quelques-uns de ces domaines figurent dans le curriculum prescrit par l’école;
ils doivent passer par le processus de transposition. Il existe des différences
visibles entre un texte scientifique et un texte didactique, imposées par les
particularités de l’activité d’enseignement de l’école.
On ne doit pas confondre la
transposition didactique avec la vulgarisation scientifique qui essaie de
rendre la science plus accessible, compréhensible pour le grand public. Les
processus utilisés mobilisent souvent les moyens spécifiques de la
communication qui sacrifient parfois la rigueur scientifique à l’attractivité
et au sens commun. La transposition didactique est un processus complexe qui
respecte certaines règles et procédures rigoureuses. Son but déclaré reste
l’élaboration d’un curriculum de type didactique qui puisse rendre accessible
la science sans pour autant la sacrifier.
Le curriculum prescrit ou formel
représente le résultat de ces (ré) élaborations, en tant qu’ensemble de toutes
les expériences de formation composées des connaissances, des valeurs, des
compétences que les élèves doivent assimiler tout au long des différents cycles
et étapes scolaires.
Le
curriculum formel constitue « le savoir à enseigner » (Chevallard,
1985) ou le savoir nécessaire. Autrement dit, il représente une
« scolarisation » du savoir savant, objectivé dans une programmation
des expériences formatives significatives qui feront l’objet du processus
d’enseignement et d’apprentissage à l’école.
Le curriculum formel ou prescrit est le
résultat d’une sélection rigoureuse, à l’intérieur de l’ensemble du savoir
accumulé, de ce qu’il faut transmettre, de manière organisée, aux élèves à
l’école. Il fonctionne comme un mécanisme d’unification de la culture scolaire
et il est le produit d’une analyse conduite avec une exigence épistémologique.
Cette sélection – appelée transposition curriculaire externe – s’objective dans
les textes officiels : le curriculum et les programmes scolaires auxquels
on ajoute souvent les manuels, les guides méthodiques et d’apprentissage, etc.,
en tant que matériels curriculaires auxiliaires et supports didactiques pour
les élèves et les professeurs qui visent la rationalisation, la normalisation
et le contrôle de la transmission du curriculum prescrit. Celui-ci représente,
dans une grande mesure, une réalité presque autonome, très peu influencée par
ce qui se passe réellement dans le processus de sa transmission et de son
assimilation par les élèves.
De plus, ce curriculum est le produit de
quelques experts qui, au moment de son élaboration, pensent à un élève abstrait
(du même type que le sujet épistémique décrit par Piaget) et à un professeur
tout aussi abstrait que l’élève. Les suggestions puisées dans la réalité
quotidienne de la classe d’élèves sont quasi absentes. Il existe, certainement,
des feed-back qui permettent une redéfinition des connaissances qui vont être
intégrées ou éliminées du curriculum formel.
Quoique les termes
« prescrit » et « formel », appliqués au curriculum, aient,
en principe, le même sens, une nuance s’impose quand même. Le terme
« prescrit » désigne une norme, une obligation, ce qui veut dire
qu’il s’agit d’un curriculum normatif, autant dans le sens d’obligation que
dans celui de modèle. Le terme « formel » doit être compris dans le
sens de la sociologie des organisations. Le curriculum formel prévoit donc
qu’on l’élabore en fonction de certaines normes imposées par une autorité
formelle (dans le cas de l’école il s’agit des instances qui dirigent le
système scolaire – le Ministère compétent par exemple). À certains égards, le
curriculum formel représente un programme de ce que les élèves doivent
assimiler et à travers lequel l’organisation scolaire (dominée encore par le
paradigme du modernisme) essaie de contrôler et d’orienter l’entier processus
de formation de la jeune génération. Il est en fait l’objectivation de ce que
certains auteurs (Perrenoud, 1994) appellent « l’utopie
rationaliste » de l’école – symptomatique pour toutes les organisations
scolaires. Au-delà de toutes ces nuances, nous allons utiliser, tout au long du
présent article, les syntagmes « curriculum prescrit » et « curriculum
formel » avec le même sens.
Comme nous l’avons déjà mentionné, le
curriculum formel est le point final du processus de transposition externe. Ce
phénomène suppose une série de transformations qui font que son résultat – le
curriculum formel – soit sensiblement et, souvent, significativement différent
du point de départ qui est le savoir savant (la science constituée). Pour de
nombreuses raisons, dont quelques-unes seront évoquées dans notre analyse, la
science constituée ne peut pas être transmise telle quelle aux élèves. Dans ce
sens, on pourrait dire que la transposition didactique, dans son ensemble, est
une opération légitimée par la spécificité même du processus d’instruction, une
des propriétés intrinsèques de celui-ci. Elle fait partie de la nature intime
de l’enseignement.
Quelles sont les plus importantes
transformations (ou opérations de transformation) de la transposition
externe ? Une des analyses les plus intéressantes de ce point de vue, qui
ouvre la porte, dans quelque mesure (mais pas d’une manière explicite), sur la
perspective interprétative, est celle réalisée par Jean-Pierre Astolfiet Michel
Develay dans La didactique des sciences un ouvrage déjà ancien, publié en 1989,
mais encore très actuel grâce aux opinions qui y sont exprimées.
Ces auteurs considèrent que la
transposition externe représente un processus de contextualisation et de
recontextualisation. L’activité du chercheur est contextualisée, puisqu’il
opère dans un espace théorique et conceptuel particulier, un espace
épistémologique bien délimité qu’on peut appeler contexte. Le produit de son
activité de recherche est par la suite contextualisé et on est à même de le
comprendre et de l’utiliser seulement par rapport au contexte épistémologique
dans lequel il a été créé. Ce contexte donne naissance à une évidente
spécificité conceptuelle et méthodologique qui rend impossible son transfert
tel quel dans l’espace scolaire et dans le cadre décrit par le processus
d’instruction scolaire. Il n’est pas transférable tel quel, mais il est
transposable. Voici donc ce qui constitue l’essence de la transposition
externe.
Tout
d’abord, au cours de la transposition externe a lieu un processus de
décontextualisation, c’est-à-dire de remplacement du référent scientifique
original par un « espace théorique de substitution », qui a toutes
les caractéristiques imposées par le processus d’enseignement. Ce remplacement
suppose une recontextualisation qui signifie, en fait, le positionnement des
contenus scientifiques dans un contexte nouveau, celui de type pédagogique.
Comme nous allons le montrer, la recontextualisation implique une nouvelle
signification curriculaire, car le nouvel espace épistémologique de type
pédagogique impose des changements importants par rapport à l’espace
épistémologique initial.
Jean-Pierre Astolfiet Michel Develay proposent
une typologie de la décontextualisation. En premier lieu, ils distinguent deux
formes de décontextualisation : relative (celle qu’on vient de décrire,
suivie d’une recontextualisation) et absolue, lorsqu’est ignoré le référent
scientifique original et créé un contenu didactique différent, sans aucun lien
avec ce contenu scientifique. (Ce cas est moins fréquent, mais on peut
l’envisager théoriquement).
Dans le cas de la décontextualisation
relative, on a identifié trois formes :
- une décontextualisation concernant le contenu scientifique (problématique) proprement dit;
- une autre décontextualisation, visant le contexte conceptuel (les notions sont intégrées dans d’autres structures conceptuelles – spécifiques pour la pédagogie);
- une dernière forme concerne la modification ou le remplacement du modèle épistémologique initial par un modèle construit pour les besoins d’enseignement et d’apprentissage.
Il y a quand même quelques observations
qui s’imposent relativement aux points de vue exprimés par ces auteurs. Premièrement,
leurs opinions à propos de la transposition didactique (ils ne parlent pas de
transposition externe, ce syntagme, c’est nous qui le proposons afin de nuancer
et de mieux préciser les choses) envisagent, essentiellement, le domaine des
sciences exactes, les références aux sciences sociales et humaines étant quasi
absentes. Aussi faut-il considérer que leurs opinions et conclusions ne peuvent
être élargies qu’avec grande prudence à l’espace de la transposition didactique
concernant les sciences sociales et humaines.
Dans le cas de ces dernières, le
référent scientifique se subjectivise davantage, la dimension affective et
humaniste est plus évidente, la présence de l’homme (de l’acteur) est bien
visible et donne une certaine chaleur au texte, la dimension biographique, la
charge affective est plus importante, les structures conceptuelles sont plus
riches et plus nuancées, etc. Ce qui fait que la transposition didactique
externe ne correspond pas entièrement aux idées des sciences exactes sur le
plan de la décontextualisation et recontextualisation. On pourrait affirmer
que, dans le cas des sciences humaines et sociales, le référent scientifique
(épistémologique) initial comprend des données ou des aspects qui le rendent
non seulement transposable, mais aussi transférable pour des besoins
didactiques.
Parmi les transformations qui ont lieu à
l’intérieur de la transposition didactique externe il s’impose d’en mentionner
quelques-unes qui mènent à la réalisation des disciplines d’enseignement en
tant que configurations épistémologiques originales. (À notre avis, les
disciplines d’enseignement issues de la transposition externe ne sont ni une
simple reproduction des sciences dont elles découlent, ni une « vulgarisation »
didactique de celles-ci, mais elles représentent des configurations et
reconfigurations, spécifiques des connaissances établies, mais ayant un fort
indice d’originalité qui pourrait les transformer, parfois, en sources
d’inspiration pour les chercheurs et scientifiques des domaines concernés).
Une première transformation
significative, imposée par les restrictions de type didactique, c’est la
simplification (ou la présentation simplifiée) du modèle scientifique de
référence. L’essentiel c’est que cette simplification ne porte pas atteinte aux
sens scientifiques de base, à la compréhension des données qui constituent
l’identité conceptuelle, épistémologique du référent scientifique. Il est
obligatoire que les textes didactiques, dans leurs formes spécifiques et
accessibles, ne soient pas épurés de leur substance scientifique, seule capable
de leur conférer une identité épistémologique, mais, bien au contraire, qu’ils
contiennent des éléments qui puissent particulariser l’activité de recherche,
telle que la présence des hypothèses, des doutes, des difficultés jalonnant le
parcours scientifique jusqu’à la découverte d’une nouvelle idée.
Ainsi élaboré, le texte didactique
permet à l’élève de participer à la « construction » de la science
ou, selon le cas, à « l’élaboration » du système de valeurs qui
peuple le domaine en question. Cette exigence est obligatoire autant dans le
cas des sciences exactes que dans celui des humaines et sociales.
Une transposition terminologique se
produit également, objectivée dans des transformations lexicales, avec
l’introduction de certains équivalents terminologiques qui ont le rôle de
rendre accessibles les contenus à apprendre. Évidemment, on court le risque de
perdre ou d’affecter la substance sémantique des concepts scientifiques. Ce
processus d’équivalence terminologique doit aussi tenir compte du besoin
d’enrichissement du vocabulaire scientifique des élèves, ce qui impose
l’évitement des vulgarisations.
L’introduction d’aspects figuratifs dans
les textes didactiques favorise la compréhension par les élèves des concepts
plus abstraits qui peuplent souvent les textes scientifiques. La présence des
aspects figuratifs est plus évidente soit pour les élèves des cycles primaires
et secondaires, soit lorsqu’il s’agit d’aborder l’étude d’un nouvel objet
d’enseignement.
La transposition didactique externe peut
également mener à la croissance de l’indice de neutralité et des aspects
impersonnels dans les textes didactiques. Les approches interprétatives dans
les sciences de l’éducation attirent l’attention sur cet aspect-ci, capable de
réduire l’intérêt épistémique des élèves, tout en proposant par la suite une
humanisation des textes didactiques due à la présence des approches
biographiques, « des récits », etc. Toutes ces transformations, on
doit les rapporter à celles imposées par la transposition didactique interne.
La transposition didactique interne
Elle représente l’ensemble des
transformations successives et négociées subies par le curriculum formel dans
le cadre du processus d’enseignement et d’apprentissage, tout au long du
parcours professeur-élève. On l’appelle interne car elle se produit à
l’intérieur de la relation professeur-élève et elle constitue l’objectivation
des différences de rapport entre ceux-ci et le curriculum formel. Ce rapport,
on le personnalise, on l’idéologise, on l’axiologise et on le sociologise. Il
porte autant l’empreinte de la personnalité des acteurs impliqués dans l’acte
éducatif que celle du modèle socioculturel de l’acte éducatif, admis et
légitimé à un moment donné. Dans ce sens, certains auteurs considèrent que
l’élaboration de la culture scolaire constitue un processus de construction
historico-sociale et individuelle (Ruano-Borbalan, 2001).
Autant les professeurs que les élèves
interviennent et modifient, souvent de façon essentielle, le curriculum
prescrit. Aussi, peut-on considérer la transposition didactique interne comme
un processus de spécification et de nouvelle signification curriculaire.
L’ensemble des transformations dictées
par la transposition didactique interne peut être mieux compris dans le cadre
des analyses concernant le contrat didactique qui décrit l’action et la
relation réciproque – dans le plan cognitif et socioaffectif – entre le
professeur et son élève. Le contrat didactique s’objective dans un système
d’attentes réciproques, ayant une double dimension, normative et interprétative
personnelle. Le professeur doit gérer, d’une part, les savoirs prescrits, tout
en respectant les exigences qui découlent de leur caractère normatif et
prescrit, et, d’autre part, il doit produire, au niveau de l’élève, un
processus de construction curriculaire et cognitive.
Le résultat de ces transformations (qui
forment la substance de la transposition didactique interne) est matérialisé
par deux types de curriculum que nous allons appeler curriculum réel et
curriculum réalisé.
Le curriculum réel ou « le savoir
enseigné » (Chevallard, 1985) représente le résultat des transformations
subies par le curriculum formel, dans son parcours du professeur à l’élève et à
l’intérieur du processus d’enseignement.
Le curriculum réalisé ou, d’après
l’expression de Chevallard, « le savoir appris et retenu », est
constitué d’un ensemble d’expériences éducatives négociées. Il est le résultat
des multiples négociations inhérentes à la relation professeur-élève et
représente ce qu’on pourrait appeler un curriculum personnalisé, exprimant le
rapport particulier de l’élève au savoir scolaire.
Par conséquent, la transposition
didactique ne peut pas être réduite à la transmission du curriculum prescrit
par le professeur, mais elle implique également des transformations, des ré-élaborations et des négociations dont les résultats s’objectivent dans le
curriculum réel qui représente ce qui arrive à l’élève et dans le curriculum réalisé
qui représente ce que l’élève assimile effectivement. La transposition
didactique n’est pas seulement un acte didactique, mais elle suppose aussi une
activité interactive et symbolique conditionnée par de nombreuses variables
extra-didactiques. Parsons considère que toute culture implique trois aspects
fondamentaux : qu’elle soit transmise, qu’elle soit apprise et qu’elle
soit partagée (c’est-à-dire assimilée effectivement). Ces trois aspects sont
impliqués dans ce qu’on appelle la transposition didactique.
Les analyses mettent en évidence
d’importantes différences quantitatives et qualitatives entre le curriculum
prescrit et le curriculum réel et réalisé. Le curriculum réel/réalisé est le
résultat des interprétations que le professeur, mais l’élève aussi, donne au
curriculum prescrit et transmis. Le professeur a sa propre définition du
curriculum et des fonctions ou valeurs qui en constituent le fondement. Quoique
les enseignants aient comme point de départ le même curriculum prescrit, le
curriculum réel en est souvent sensiblement différent. Aussi peut-on dire que
ce curriculum réel agit comme un mécanisme de différenciation au niveau des
élèves. L’enseignant dispose de plusieurs schémas d’interprétation, produisant
de nouveaux contenus, ou plutôt, de nouveaux sens et significations aux aspects
thématiques inclus dans le curriculum prescrit. Le professeur réinvente ce
curriculum quotidiennement. Ces schémas font partie de son habitus
professionnel. On a donc affaire à un curriculum « construit » et réinventé
par le professeur et les élèves dans un processus de négociation quotidienne.
Le professeur est influencé par de
nombreuses variables, telles que sa formation initiale, son habitus
professionnel, son rapport personnel et spécifique avec la science et la
culture scolaire, les sens et les significations qu’il confère aux finalités de
l’éducation (la définition qu’il donne de celles-ci), ses représentations à
l’égard des élèves, en général, et à l’égard de ceux avec lesquels il
travaille, en particulier, les opinions de ses collègues de la salle des
professeurs et non seulement, sa propre vision concernant le parcours scolaire
des élèves, leurs préférences et leurs résistances.
Le professeur va gérer le curriculum
prescrit dans la perspective de sa propre définition à l’égard du rôle social
de la connaissance, en général, et de son objet d’enseignement, en particulier.
Souvent, par les procédés qu’il adopte, l’enseignant veut valoriser son propre
objet d’enseignement, lui conférer une position de respectabilité scientifique
et didactique dans la compétition avec les autres disciplines d’enseignement.
En même temps, il souhaite que les élèves assimilent une certaine vision
concernant le rôle et l’importance du savoir pour le développement de leur
personnalité.
Les représentations des professeurs à
l’égard de leurs élèves constituent une variable importante agissant en
médiateur des transformations subies par le curriculum formel dans le milieu
scolaire. Ce sont surtout les représentations concrètes, et non pas les
représentations générales, qui visent la classe et les élèves avec lesquels
travaillent les enseignants. De ce point de vue, on peut parfois constater la
présence d’un processus de « médiocratisation » du curriculum formel,
dans les conditions où l’enseignant associe la composition sociale de sa classe
(dominée par des élèves provenant de milieux socioculturels défavorisés) à une
représentation défavorable (qui fonctionne comme un préjugé) des élèves en
question. On peut dire que cette transposition pragmatique du curriculum
prescrit en curriculum réel est également dictée par des variables
contextuelles et personnelles.
L’intervention de l’enseignant dans le
curriculum prescrit peut mener à l’enrichissement ou à l’appauvrissement de
celui-ci, à sa réinterprétation, ce qui n’apparaît pas toujours comme une
intention explicite, mais plutôt comme une sorte d’« improvisation
réglée » (Perrenoud, 1994).
Ainsi que nous l’avons déjà mentionné,
une distinction s’impose entre le curriculum réel, transmis aux élèves par le
professeur (comme résultat des réélaborations et de ses propres
interprétations) et le curriculum réalisé, assimilé effectivement par l’élève,
qui est le résultat des réinterprétations et des négociations que celui-ci
développe au cours de son interaction avec le professeur. Le curriculum réalisé
porte l’empreinte de la subjectivité de chaque élève. À certains égards, il est
le résultat des sélections successives réalisées par l’élève en fonction, non
seulement des variables subjectives personnelles (intérêts pour la
connaissance, motivations, possibilités d’apprentissage, etc.), mais aussi des
variables contextuelles (représentations du professeur, de la science et de la
culture scolaire en compétition avec la culture non-scolaire, de l’école et du
degré d’importance accordé à l’activité scolaire pour son propre avenir).
L’élève va développer des attitudes différenciées et stratégiques à l’égard des
différents objets d’enseignement, en fonction de l’importance qu’il leur
attribue dans le processus qui conduit au succès scolaire, professionnel et
social.
L’une des variables importantes qui
interviennent dans la négociation du curriculum par les élèves est
l’évaluation. « Le rapport au savoir participe de plus en plus d’une
arithmétique utilitaire en vertu de laquelle les désirs de maîtrise sont
strictement calqués sur les exigences du système d’évaluation. Les élèves et
les familles calculeront leurs investissements au plus juste, viseront
l’excellence dans les principales branches et désinvestiront les domaines les
moins rentables du curriculum » (Perrenoud, 1996, p. 69). Ce type de
rapport utilitariste et pragmatique des élèves au curriculum scolaire est bien
évident dans le cas de l’école roumaine. Dans notre système scolaire il existe
plusieurs types d’évaluations : des évaluations de parcours (qui peuvent
être des évaluations continues ou de type formatif et des évaluations qui se
réalisent à certains intervalles – des évaluations sommatives) et des
évaluations finales type examen (qui se réalisent à la fin d’un cycle
scolaire). Elles sont toutes importantes et influencent les transformations
curriculaires observées. Les évaluations finales de type examen sont prévues à
la fin du premier cycle de l’enseignement secondaire (d’une durée de 4 ans) et
à la fin du lycée (l’examen du baccalauréat).
Les évaluations finales ont plusieurs
fonctions. D’une part, elles doivent mettre en évidence le niveau général de
préparation des élèves, d’assimilation des connaissances, de formation des
compétences et des capacités cognitives par rapport aux objectifs généraux du
cycle scolaire concerné. D’autre part, elles ont un rôle de sélection des
élèves en vue de leur accès à un cycle scolaire supérieur. Étant donné que
seulement une partie des disciplines d’enseignement fait l’objet des examens
terminaux, les élèves développeront un rapport pragmatique à leur égard (ils
s’y prépareront avec plus d’intensité, ils y travailleront davantage, ils
seront plus motivés) tout en négligeant, de façon délibérée, le reste des objets
d’enseignement. Leur effort va être concentré sur les disciplines
d’enseignement qui assurent le succès ultérieur. Par conséquent, les
évaluations finales agissent comme un système de canalisation des efforts, des
intérêts et des motivations dans le système scolaire.
À leur tour, les enseignants développent
un système de responsabilités différenciées. Ceux qui enseignent des
disciplines faisant l’objet des examens développeront un système d’exigences
supplémentaires à l’égard de leurs élèves. D’autre part, obligés par les
exigences de l’examen final, ils ne pourront pas, ou alors très rarement et de
façon peu consistante, personnaliser l’enseignement de leur propre discipline.
L’évaluation finale agit donc comme un feed-back coercitif et différenciateur
autant au niveau des élèves qu’à celui des professeurs.
À côté des effets relativement
prévisibles de l’activité de transmission et d’assimilation du curriculum
scolaire (antérieurement mentionnés), il y a aussi des effets involontaires et
imprévisibles qui se manifestent dans la transposition didactique. Ces effets
s’inscrivent dans ce que Robert Merton appelle « les fonctions
latentes » des systèmes sociaux et Raymond Boudon « les effets
pervers » des activités sociales.
Un de ces effets est le curriculum
caché, concept éminemment sociologique, imposé dans les sciences de l’éducation
par les analyses interprétatives et la nouvelle sociologie de l’éducation. Sa
mise en évidence, son positionnement au premier plan des débats en matière de
curriculum sont dus surtout à la vision post-moderne en éducation.
Le curriculum caché est un concept
insuffisant qui demande une définition plus précise. Il existe plusieurs
entrées/hypothèses à propos de sa définition. Le plus souvent, on considère
qu’il représente les intentions éducatives cachées ou non déclarées des
enseignants. De ce point de vue, le curriculum caché serait la partie
invisible, masquée ou passée sous silence du curriculum transmis aux élèves.
Une autre interprétation définit le
curriculum caché comme la (sous) culture implicite de l’école, l’ensemble des
routines, rituels, normes qui appartiennent à l’espace informel et qui
réglementent les comportements des professeurs et des élèves, sans être
pourtant exprimées de façon explicite. Elles font partie du quotidien de
l’activité scolaire. Cette partie du curriculum peut être considérée comme
appartenant à l’habitus scolaire au sens que Pierre Bourdieu donne à ce
concept.
Une troisième acception est celle
conformément à laquelle le curriculum caché est représenté par le curriculum
non cognitif ou instrumental, celui qui a une charge morale plus évidente et à
travers lequel on contribue d’une manière souvent implicite et invisible à la
socialisation des élèves. Cette socialisation se trouve à la limite de l’endoctrinement,
voire même de la manipulation.
Il est probable que chacune des
définitions ci-dessus soit incomplète; aussi doivent-elles être considérées
comme complémentaires, ce qui nous aide à aboutir à une compréhension plus
ample et plus complète du concept en question. Les sources qui produisent les
définitions variées de ce concept sont, elles aussi, diverses et doivent être
prises en considération dans leur complémentarité.
Une des sources les plus importantes est
l’ensemble des sens et significations propres que le professeur donne au
curriculum formel dans les différentes situations et contextes d’enseignement.
L’action de l’enseignant se manifeste différemment, elle se fonde sur des
raisons multiples. Afin de mieux comprendre cette situation, il s’impose de
considérer la relation professeur-élève en fonction des termes d’un contrat
(didactique), dans le sens anthropologique du mot. Le contrat est l’expression
d’un « système d’attentes », « l’attente » étant l’une des
plus importantes formes de la pensée collective (Mauss). Le contrat didactique
peut être considéré comme un système d’attentes qui apparaît dans le cadre du
processus de transmission du savoir du professeur à l’élève. Il est
l’expression particulière d’un processus anthropologique de communication
sociale où les attentes collectives et réciproques sont soumises aux
interprétations collectives des élèves et des professeurs. « L’action du
professeur ou de l’élève ne peut pas être expliquée indépendamment des
attributions de sens qu’ils réalisent à l’intérieur du contrat
didactique » (Baudouin, Friedrich, 2001, p. 209).
Une autre source est constituée par les
éventuelles incompatibilités entre les projets – dans le sens d’options
éducatives – de l’enseignant et les projets présents dans le curriculum formel.
Parfois, l’enseignant s’attache à des savoirs et des valeurs qui n’y sont pas
présents. D’autres fois, il n’est pas convaincu de l’utilité de la transmission
des connaissances/valeurs aux élèves et, par la suite, il les évite ou les marginalise.
On rencontre pas mal de cas où l’enseignant adapte le curriculum formel à la
condition culturelle et sociale de ses élèves, surtout quand il s’agit de
contenus non cognitifs contribuant à la socialisation morale des élèves. Cette
intervention personnelle de l’enseignant peut être interprétée comme une
exception à la règle, mais le plus souvent ceci est difficile à observer car ça
se passe dans la zone invisible de ses actions. Quelques-unes de ces
interventions peuvent aboutir à « l’embellissement » de certaines
réalités : c’est une sorte de curriculum embelli.
Derrière le curriculum caché il n’y a
pas toujours d’intentions non déclarées ou masquées. Quelquefois, le professeur
ne clarifie pas ou ne parle pas de certaines choses sans pour autant avoir
l’intention de les cacher. Soit qu’il les considère sous-entendues ou comme
faisant partie de la « cuisine » interne de l’école et de la classe,
soit qu’il les trouve « triviales » et trop banales pour être mises
en discussion. (C’est le cas des normes et des règles internes de la classe,
souvent négociées d’une manière implicite). Dans cette situation, il ne s’agit
plus d’un curriculum caché, mais d’un curriculum passé sous silence. Mais c’est
une sorte de secret « de Polichinelle ».
Conclusion
L’analyse des transpositions didactiques
fait partie d’un domaine plus ample concernant le « rapport du
savoir » des enseignants et des élèves. Quoique ce rapport soit
asymétrique, il met en évidence l’intervention active des différents acteurs
sur le curriculum scolaire. Ce qui fait que, tout au long du trajet du
curriculum formel au curriculum réalisé, on peut parler d’un processus de
construction des connaissances entrepris par les enseignants et les élèves.
Dans cette perspective, les analyses transpositionnelles peuvent représenter un
argument important pour une approche constructiviste du processus didactique.
La dimension constructiviste postule que les connaissances des élèves ne sont
pas le résultat d’une réception passive, mais de leur activité cognitive.
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Résumé:
Les analyses transpositionnelles sont le parcours
curriculaires ont comme point de résultat d’interrogations épistémologiques.
Ces interrogations sur les départ l’ensemble du savoir scientifique (la science
constituée) et comme point final l’ensemble des connaissances (didactiquement
élaborées), transmises et assimilées par les apprenants. Ce parcours représente ce qu’on appelle, dans la littérature
de spécialité, la transposition didactique. Elle suppose plusieurs types de
transformations que nous appelons le processus de construction du savoir scolaire.
La transposition didactique essaie d’analyser les transformations de parcours
qui ont lieu, elle essaie d’évaluer et de légitimer ces transformations, d’en
identifier et d’en décrire les effets visibles ou cachés. On peut identifier
deux grands types ou deux catégories principales de transformations: la
transposition didactique externe et la transposition didactique interne.
Mots clefs :
- Transpositions didactiques
- Savoirs scolaires
- Parcours curriculaires
- Roumanie
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