Colloque sur « la ville contemporaine en
Méditerranée » (9 -10 nov. 2015)
Faculté des Sciences de
la Terre et d’Architecture – Université Larbi Ben M’hidi – Oum El Bouaghi - Algérie
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Carthage :
Une métropole méditerranéenne,
un patrimoine immatériel universel
Mokhtar AYACHI
Professeur à l’Université
de Tunis - La Manouba
Introduction :
Si l’histoire est « l’étude de l’homme dans le
temps et dans l’espace », les historiens revendiquent
l’interdisciplinarité dans leur approche scientifique de l’humain parce qu’ils
pratiquent la dialectique « passé/présent » pour comprendre la
causalité du vécu et s’en inspirer en vue de concevoir leur projet de société.
En
effet, en partant du constat assez répandu de villes modernes qui s’accommodent
mal avec leurs centres historiques (médinas) - problème lié aux
difficultés du rapport « authenticité/modernité » au niveau de
l’adaptation et de la gestion de l’espace (superposition de modes de vie au
lieu de l’assimilation)[1] –
l’on est en mesure de nous interroger sur la posture urbanistique à l’égard de
la question du patrimoine culturel et de son ouverture sur l’universel. Dans ce
cadre, je propose ici cette approche basée sur une lecture du patrimoine
immatériel donnant lieu à une vision pluriculturelle pouvant intéresser les
architectes et les urbanistes pour « repenser la ville ».
En
partant donc de ces données, je vais montrer ce que pourrait véhiculer le
patrimoine immatériel et son impact au niveau des représentations créatives en
urbanisme et en architecture dans la conception de la ville. D’ailleurs, ce qui
fait la différence de la ville méditerranéenne, d’une façon générale et de la
métropole Carthaginoise en particulier, est la synthèse culturelle observée
dans son cachet architectural. La gestion de l’espace, à Carthage, le style de
l’habitat avec ses goûts, formes et couleurs font apparaître, réellement, une
mosaïque de cultures méditerranéennes tirant leur référentiel, entre autre, des
moyens d’expressions linguistiques connus sur les rives de cette mer médiane,
épicentre des civilisations universelles.
I
– Au pays des six alphabets :
L’histoire millénaire de
Carthage est intimement liée à celle de la méditerranée. En effet, y occupant
une place stratégique entre ses deux bassins oriental et occidental, cette
métropole était et est toujours au cœur des mouvements des voyageurs, des idées
et des biens. Avec plus d’une soixantaine de Nouvelles Carthages,
éparpillées dans le monde et qui y sont issues, l’ancienne Ifriqiya est aussi
bien un pays d’accueil que d’émigration.
Sa situation géographique
fait d’elle un carrefour de civilisations méditerranéennes dont les empreintes
linguistiques sont toujours visibles à travers les inscriptions et les
différents écrits encore conservés. En effet, six alphabets y étaient connus, allant
du phénicien, au libyque (ou libyco-berbère), du grec, au
latin enfin de l’hébreu à la langue arabe actuelle
plus tard. Davantage de langues méditerranéennes y étaient parlées : de celles
d’Europe du sud jusqu’au turc (en passant par la lingua franca), grâce aux
échanges continus en tout genre par le biais des ports, véritables traits
d’union Nord-Sud et Est-Ouest.
Ces écritures
méditerranéennes peuvent être classées en trois ensembles : d’une part, le
phénicien et le libyque. Le premier, d’origine cananéenne et datant
du XIVème siècle av .JC,
est considéré comme l’ancêtre des alphabets régionaux. Le second, dont
l’existence est attestée en Ifriqiya dès le 3ème millénaire av. JC,
est pour sa part, antérieur au phénicien et à la fondation de
Carthage ; d’autre part, les écritures sémitiques : l’hébreu
et l’arabe (l’araméen, localisé au centre de la Syrie,
n’est pas concerné par l’Ouest de la méditerranée). Enfin, les écritures du
nord de la méditerranée, à savoir le grec qui a introduit les voyelles
sur le phénicien et le latin[2].
1 – Le phénicien et le libyque et
leur rapport à Carthage ou à l’ancienne Ifriqiya :
Plusieurs inscriptions
phéniciennes ont été découvertes en Tunisie dans nombre de régions, notamment à
Carthage, Sousse, Téboursouk et Macthar. Les plus anciennes d’entre elles
remontent au VIIème siècle,
av. JC. L’usage du phénicien en
Ifriqiya, était lié à la création des premiers comptoirs commerciaux, notamment
celui d’Utique (près de Tunis) en 1101 av. JC, et surtout d’une manière plus
répandue, à la fondation de Carthage (environ 814 av. JC.).[3]
Cependant, l’influence
du libyque, langue sémitique locale, a donné naissance à ce qu’on
appelle le punique, terme désignant aussi la civilisation carthaginoise
qu’a connue la partie occidentale de la méditerranée. Mais la signification de
l’adjectif libyque est aussi liée à l’appellation que les anciens grecs
ont donnée à l’Ifriqiya avant la fondation de Carthage.
Ce que nous savons de cette
écriture libyque (ou écriture des signes), nous le devons aux inscriptions
funéraires et à l’archéologie découverte en ancienne Numidie (Nord tunisien
actuellement et l’Est algérien). Il s’agit de formes géométriques pour la
plupart s’écrivant dans le sens vertical, de haut en bas. Toutefois,
l’influence de l’écriture phénicienne a fait que ses utilisateurs l’écrivent
horizontalement et de droite à gauche, sur le modèle des écritures sémitiques.
Néanmoins, la forme
orientale de l’écriture libyque, utilisée en Ifriqiya, compte, à
l’instar du phénicien, 22 lettres ou signes (sans voyelles). La plupart des
recherches situent l’utilisation de cette écriture au VIIème ou VIème
siècle av. JC.
Cependant, avec la fin de la
présence romaine dans le pays au cours du Vème siècle, le libyque a
pratiquement disparu, après avoir existé durant une dizaine de siècles. Le
Tifinagh qui lui a succédé, est considéré comme
la forme la plus élaborée de l'alphabet libyque, connu au cours de la période
carthaginoise. D'ailleurs, des populations berbères du Sahara (les Touareg)
utilisent encore de nos jours cette écriture.
2- Présence d’écritures de la rive nord
méditerranéenne : le grec et le latin
L'apparition de
l'écriture grecque en Ifriqiya, signifiant la présence d'une communauté de même
origine et la pratique d'échanges avec le pays, remonte à une période
antérieure au IVème siècle av. JC, soit autant de siècles après la
fondation de Carthage. Utilisant l'alphabet phénicien dès le IXème
siècle av. JC pour écrire leur langue, les Grecs ont introduit de
nouvelles lettres (voyelles) pour transcrire la phonétique existante, ce qui a
permis l'apparition des syllabes.
Six siècles plus
tard (IIIème siècle .av. JC), l'écriture latine a connu différentes
formes. Son apparition à Carthage a accompagné l'arrivée des Romains, au milieu
du IIème siècle av. JC. La domination de ces derniers a engendré une grande
diffusion du latin à travers tout l'empire.
Le phénomène d’hégémonie a même provoqué le recul, voire la disparition
de certaines écritures locales.
3- Les
écritures sémitiques au pays de Carthage :
L'hébreu de la Thora, ou l'hébreu phénicien,
dispose de lettres simplifiées qui caractérisent les langues sémitiques, à
l'instar de la langue du Coran. S'écrivant aussi de droite à gauche et sans
transcriptions de voyelles comme le phénicien, l'usage de cette forme
d'écriture (comptant 22 signes ou consonnes) a duré jusqu'au milieu du Ier
siècle av. JC. Cette époque a vu l'introduction des lettres
assyriennes, dérivées de l’araméen ou ce qu'on appelle l'écriture hébraïque
carrée, connue en Tunisie au IIème siècle, environ.[4]
L'usage de
toutes les écritures citées en Ifriqiya, terre des trois religions
monothéistes, est attesté encore de nos jours par de nombreuses sources. Avec
l'expansion de l'Islam au VIIème siècle et la fondation de Kairouan,
le patrimoine linguistique de l'Ifriqiya s'enrichit davantage avec l'écriture
arabe dont la langue est devenue celle du pays. C’est la langue des textes
saints et des savoirs arabo-musulmans, à l’instar de ce qu’était le latin pour
la bible et les civilisations européennes.
L'alphabet arabe
compte 28 consonnes, soit six de plus que l’hébreu ou le phénicien. Les signes
phonétiques, c'est-à-dire, les points distinguant certaines lettres comme
le : ف ق ب ت ث s'écrivent de la même façon presque que les voyelles : الفتحة،
الضمّة، الكسرة و التّنوين).
Ils ont été introduits par les grammairiens
musulmans d'origine perse au VIIème siècle, Aboul Aswad Ad-Douâli
(603-688) et Al Khalil Ibn Ahmed Al Farahidi (718-789), vers la fin du VIIIème
siècle.
Dérivé de
l'écriture nabatéenne, issue de l'araméenne (d'origine phénicienne, toutes les
deux), l'alphabet arabe est utilisé, non seulement en tant que support de la
langue véhiculant les textes saints (Coran et Hadith), mais encore par
plusieurs langues d'Asie orientale et centrale. Parmi celles-ci, nous citons l'ourdou, le perse ou encore le turc
(jusqu'en 1924 avec la fin du Khalifat, aboli par Mustapha-Kamel Atatürk).
En outre, des
populations musulmanes en Afrique, en Inde, en Indonésie ou même en Chine et
ailleurs, ont utilisé l'alphabet arabe pour la transcription de leurs langues
respectives. La diffusion de l'Islam dans le monde a eu pour corollaire (à
l’instar du christianisme et du latin, à l’époque romaine notamment) la
diffusion de la langue arabe et de son alphabet.
II - Brassage linguistique en Tunisie contemporaine :
1- De
l'introduction des langues modernes en Tunisie
Avec
l'introduction de l'enseignement moderne dans le pays de Carthage, au milieu du
XIXème siècle, l'enseignement des
langues européennes (le turc, l'anglais, l’italien et le français, notamment)
trouva sa place dans les cursus de l'école polytechnique du Bardo, institution
de formation d'élite militaire, fondée en 1840. Plus de trois décennies plus
tard, on crée le collège Sadiki sur la modèle des collèges arabes- français
d'Algérie. Les cursus y accordent une place aux langues citées, en plus de la
langue maternelle des élèves.
Parallèlement,
les écoles des congrégations religieuses des communautés européennes résidentes
en Tunisie dispensent les cours dans les langues maternelles des élèves
(italiens, français maltais, etc...). L'hébreu, langue des textes saints d'une
partie des nationaux, est dispensé dans les écoles rabbiniques puis dans celles
de l'Alliance israélite. En outre, les
Kouttabs, disséminés à travers les agglomérations du pays, et la vieille université de la Zeytouna, avec ses
différentes annexes, formaient le réseau scolaire des nationaux musulmans.[5]
Avec la colonisation du pays et la création, deux ans plus tard, de la Direction de
l'Instruction publique en 1883, la langue française devient véhiculaire de la
plupart des enseignements. Une place secondaire est accordée à la langue arabe,
aux côtés des langues européennes déjà citées.
À L’indépendance
du pays, la politique scolaire, privilégiant l’option de l’ouverture culturelle
de la Tunisie
sur son environnement méditerranéen, continua dans la même orientation en
renforçant, toutefois, l’enseignement de la langue nationale. Les choix des
investissements dans le secteur touristique, dans le cadre de projets nationaux
de développement, consacrent l’usage du plurilinguisme.
Actuellement, dans l’enseignement primaire,
aux côtés de la langue arabe véhiculaire des matières dispensées, deux langues étrangères
(obligatoires) sont enseignées. Il s’agit du français et de l’anglais. Au
niveau de l’enseignement du second degré, outre les langues citées, les cursus
réservent une place à cinq autres langues optionnelles qui sont :
l’italien, l’allemand, l’espagnol, le russe et le turc introduit
récemment. A l’université, davantage de
langues et de spécialités sont enseignées, dont : le latin, le grec, l’hébreu, le chinois, le
coréen, le portugais, etc.
L'on ne peut
oublier ici le rôle de l'Institut
Bourguiba des Langues Vivantes (IBLV) et
des séjours linguistiques qu’il organise en permanence pour l’apprentissage de
la langue nationale, notamment auprès de publics affluant de nombreux pays du
monde. Il va de même pour la contribution des Centres culturels relevant des
différentes représentations diplomatiques, à Tunis et participant activement à
la diffusion des langues de leurs pays auprès de publics divers.
Aujourd’hui, la Tunisie demeure la
destination touristique du monde entier, dont les langues sont couramment
parlées par les commerçants des souks et des personnels des différents hôtels
du pays.
2 – Le
multilinguisme, une source d’enrichissement culturel :
À travers sa
longue histoire, liée aux savoirs écrits depuis l’apparition de l’alphabet
phénicien en méditerranée orientale et sa diffusion par les échanges au moyen
des comptoirs installés dans de nombreuses régions, la Tunisie a été toujours
ouverte aux langues des ports, dont la lingua franca. Le pays
" côtier ", (sans grande profondeur géographique) dont la
langue d’origine est le Libyque ou le berbère, a été donc de tout temps
polyglotte, grâce à son littoral s’étendant sur plus de 1.400 km.
Source
d’enrichissement civilisationnel, chacune des langues pratiquées véhicule des
contenus de toute une culture, où la dialectique identité/ altérité
génère en permanence les composantes de l’universel. Ainsi, à l’image de la
sédimentation, toutes les langues et les cultures que le pays de Carthage a
connues, ont formé une synthèse civilisationnelle méditerranéenne imprégnant
durablement la Tunisie
jusqu’à nos jours.[6]
D’ailleurs, la
langue arabe au Maghreb, profitant largement de la présence d’autres langues
européennes rivales, notamment au cours des périodes modernes, contemporaines
et coloniales, s’est développée considérablement en enrichissant ses différents
registres : scientifique, littéraire et familier par les échos des idées
de la Renaissance
puis des Lumières.
Pour leur part,
les langues européennes de la rive nord
de la méditerranée (espagnole et française particulièrement) ont connu,
par l’effet de réciprocité, une extension considérable de leurs différents
registres linguistiques à partir du moyen âge, précisément, grâce à l’apport de
la langue arabe dans tous les domaines.
CONCLUSION :
Échanges économiques, échanges culturels et humains ont contribué à rapprocher les
distances entre les rives de cette méditerranée braudelienne, faisant de la
circulation des hommes, des biens et des idées à travers la longue durée, une
réalité permanente. Celle-ci, en s’inscrivant dans l’universel, a transcendé,
malgré tout, les vicissitudes des conflits historiques. Le produit de cette intersection
ou rencontre entre l’identité et l’altérité, parfois violente, s’est transformé
en bien humain commun que Kateb Yassine a qualifié, dans un contexte
particulier, par une expression devenue
célèbre de "butin de guerre" permettant, il est vrai, l’accès
à l’universalité.
L’usage des
langues ou du multilinguisme, instrument
d’intercommunication, garantit la permanence des contributions à la civilisation
humaine et à son développement. L’ouverture de l’identité sur l’altérité,
notamment au niveau de l’urbanisme et de l’architecture particulièrement,
demeure ainsi la source d’enrichissement continu du fond humain[7].
Enfin cette
approche pourrait-elle servir à « repenser » la ville dans sa
dimension interculturelle et universelle pour sortir du cloisonnement de
l’aspect technique de la question de l’aménagement de l’espace, afin de
produire et reproduire de l’humain. Appréhender la ville hors des composantes patrimoniales,
matérielles et immatérielles, formant son identité culturelle et spatiale ainsi
que celle de ses citoyens, c’est produire le déracinement générateur de
conséquences sociologiques néfastes dont la délinquance, voire la criminalité…
[1] En observant aussi, à la périphérie des villes la
prolifération de cités de bétons à habitat vertical (sans espace vert
d’ailleurs), totalement désintégrées du paysage local, et souvent au détriment
des terres agricoles, on demeure perplexe quant à la manière de la gestion
sociale de l’espace et de la construction de l’urbain. Au moment où dans les pays du Nord, on est en
train de raser, depuis quelques décennies, les tours de bétons, vu les
conséquences sociologiques connues que ce type d’habitat a produit, dans les
pays du Sud, on répète les mêmes erreurs sans se soucier encore de l’importance
de l’humain dans les projets d’aménagement.
3 راجع فنطر محمد حسين - الفينيقيون: بناء
المتوسط، تونس: أليف 1998 ،183ص.
-
الحروف والصورة في
عالم قرطاج، تونس: أليف، 1999، 373ص- الفينيقيون وقرطاج، تونس: أليف، 2005، 71ص.
[4] Voir Bannour Abderazak, les écritures en méditerranée, Tunis :
Edisud, 2004 ,165P.
[5] Voir AYACHI Mokhtar,
Ecoles et société en Tunisie (1930.1958) ; Tunis : CERES, 2003.474p.
[7]
Mosbah Chiraz, « L’héritage colonial de la ville de Tunis entre 1900 et
1930 : Etude architecturale et décorative des édifices de style
néo-mauresque », Thèse de Doctorat, Cf.
Compte-rendu in Rawafid, revue de l’Institut Supérieur
d’Histoire de la Tunisie Contemporaine, n° 17, Tunis, université de la Manouba,
2012, pp. 77-86.
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