Compte-rendu
de soutenance de mémoire en didactique de l'histoire
Date
de soutenance : 12/06/2019
Université Virtuelle de Tunis
Institut Supérieur de l’Education et de la Formation Continue
Candidat : Rahmouni Tarek
Sous la direction du professeur : Mokhtar Ayachi
Titre du mémoire : Hannibal et El-Kahina : l’ambivalence des héros
dans les représentations de l’identité nationale chez les lycéens.
Nombre de pages : 207
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Il s’agit ici d’une
recherche totalisant plus de 200 pages traitant du rapport des lycéens à leur
identité commune, à travers deux héros choisis de l’histoire nationale. Deux icônes
sont convoquées : Hannibal et El-Kahina.
C’est l’analyse du
processus de l’enseignement-apprentissage du savoir scolaire, ou comment
visiter l’histoire scolaire, à travers des symboles tirés des cursus que le
candidat nous livre ici avec une originalité, aussi bien en amont qu’en aval du
corpus étudié.
Il faut dire qu’avec
les mutations sociales connues en Tunisie au cours de cette décennie, le
rapport à l’histoire, ainsi qu’au drapeau national lui-même, ont bien changé. Les
repères de l’identité nationales se trouvent également bousculés et sujets
d’attraction entre deux forces opposées : le politique et la société
civile. C’est un thème socialement vif.
Les questions idéologiques ressurgissent à chaque contour
parce qu’il s’agit d’une relecture de l’histoire nationale, de façon implicite
il est vrai, car il n’est pas aisé de bousculer des certitudes plusieurs fois
centenaires, notamment lorsqu’il s’agit de question à consonances religieuses
avec leurs symboles divers.
Déjà depuis le
réforme du ministre Mohamed Charfi, des années 90, les cursus
scolaires en histoire ont bien remplacé le concept « فتوحات إسلامية » par « انتشار الإسلام ».
Mais les résidus stéréotypés des sources arabes de l’histoire nationale, au
cours de la période islamique, ne reconnaissent pas réellement les 18 siècles
de civilisation écrite depuis l’apparition de l’alphabet phénicien sur les
côtes méditerranéennes de l’Ifrikia. La même chose, d’ailleurs est observée par
l’oubli conscient dans ces sources des nombreux siècles de la civilisation
capsienne et son règne plusieurs fois millénaire sur tout le Maghreb, avant
l’arrivée des Carthaginois.
Les
sources arabes, sont presque fermées à la présence de l’Altérité qu’elles
occultent volontairement. Elles sont muettes ou le demeurent sur plusieurs
siècles après le déclin de Carthage et sa civilisation. Elles ignorent l’autre,
l’antéislamique, la « Jahilia » (provenant du mot « jahl »
ou ignorance), comme si l’histoire commence avec l’arrivée des Arabes.
D’ailleurs, ces sources entretiennent volontairement la confusion entre Arabes
et Musulmans, arabisation et islamisation... Les tabous sont ainsi vite installés
dans l’historiographie classique arabe, où demeurent encore une confusion
totale entre mythe et histoire (voir à ce propos les cursus d’histoire pour
enseignement des adultes dans le mémoire de Taher Fayek).
Dans ce contexte
historiographique des sources arabes, où tradition, stéréotypes et autres
tabous, ne sont pas encore soumis à la lecture critique et à sa loupe
scientifique, les deux poids et deux mesures historiques
demeurent injustement. Ainsi, les 14 siècles de présence arabe en Tunisie ou au
Maghreb pèsent plus que les 18 siècles d’histoire écrite depuis la présence des
Phéniciens sur les côtes tunisiennes, notamment. Ils vont jusqu’à les occulter totalement.
Contrairement
à la Reine Didon et aux autre icônes de l’histoire carthaginoise, le
drame de la Reine des Aurès provient de la volonté des berbères de s’opposer
aux envahisseurs de leurs territoires. D’ailleurs, les Puniques ont fait autant
face à l’hégémonie des Romains. A ce titre, Hannibal est réhabilité en héros de
la fierté nationale, alors qu’El-Kahina est détrônée, parce qu’elle a
tenue tête à Hassen Ibnou Noômane. Ses
troupes l’ont même défait, lors de sa première expédition. En tant qu’obstacle
à pénétration arabe dans le pays berbère, elle a fut l’objet d’une
diabolisation dans les sources arabes. Son titre de Dehya (comme Didon)
est devenu même péjoratif jusqu’à nos jours dans le langage populaire. La
signification arabe de " دحية " et "دادون" est collée à des personnages qui ne valent
rien ! Dehya
et Didon, en tant qu’héroïnes de l’histoire de l’Ifriqiya, ne sont pas admises en
historiographie arabe, surtout si elles étaient des adversaires et guerrières
tenaces, comme El-Kahina qui a eu droit aux attributs d’Infidèle,
Kafra ou mécréante. Son règne est
décrit comme un âge obscur caractérisé par le désordre et l’injustice. Sa fin
signifie, dans ces sources, notamment celles d’El-Wekidi, la restauration de la
loi divine !
C’est l’histoire vue du coté des
conquérants qui censurent les récits d’agression, de destruction en soulignent,
toutefois, les pillages halal et autres « ghanima » ou
butins légitimes…
Où est notre El-Kahina dans tout cela ? Elle symbolise le
héros vaincu, la statue à abattre, voire la risée ou l’antihéros à ne pas
imiter, à congédier, à refouler... C’est l’ennemie des conquérants arabes et
musulmans de l’Ifriqiya ou Tunisie d’aujourd’hui.
Comment
se situer au niveau de l’identité, par rapport à elle ? Comment se situer
par rapport à Hannibal, symbole de fierté nationale ? C’est
l’ambivalence des repères identitaires qui meublent le savoir scolaire
historique avec sa charge idéologique occultant l’identité berbère de la Tunisie
et cultivant l’amnésie culturelle jusqu’au déracinement civilisationnel. Tout
cela au non d’une prétendue « unité
nationale ».
Quel
rapport à ce savoir observent les élèves et quelle posture du côté des
enseignants ? C’est là l’originalité de ces questions traitant de
l’appropriation du savoir historique en contexte scolaire autour d’un thème
sensible et central qui est celui de l’identité nationale.
Au
niveau didactique, les héros servent de vecteurs appropriés véhiculant toute
sorte de charges dans l’appropriation du savoir historique, surtout auprès des
scolaires, des adolescents à la recherche d’idoles.
Comment
construire ces héros ? Comment les manipuler ? Pour quelles finalités
dans l’opération de la gestion du savoir historique ? Ce sont autant de
questions rappelant le maniement d’un arsenal, mais ici il s’agit de l’arsenal
conceptuel, bien entendu. Ce sont des questions très sensibles et socialement
vives.
Notre
candidat nous offre ici une incursion dans cette prairie historique où il nous
présente d’abord, dans son travail, le héros dans l’usage de l’histoire
scolaire visitée du côté des cursus ainsi que des pratiques sociopolitiques.
Il
traite des enjeux actuels de la question identitaire se rapportant à la
thématique étudiée dans le cadre du processus enseignement-apprentissage avant
de passer à la visite du savoir-savant où il est question du rapport Héros et
Identité entre la rigueur historique et
la subjectivité de la mémoire collective.
Un
langage conceptuel fourni autour du héros, identité, représentations,
mémoire collective, légende, mythe exprime une analyse
scientifique bien soutenue dans la deuxième partie de cette recherche, dont le
niveau est réellement celui des thèses de doctorat. D’ailleurs, à juste titre, le
candidat a déjà fait ses premières armes dans le cadre d’un DEA d’histoire il
ya quelques années.
Dans
une troisième et dernière partie du travail présenté, il est question du traitement
de données empiriques autour de l’ambivalence de nos deux héros balisant
les repères identitaires de nos lycéens.
A
travers ce travail, sont visibles les finalités civiques de l’histoire
enseignée ainsi que l’écart constaté entre les objectifs explicites, mentionnés
dans les textes officiels, et les pratiques réelles de classes d’histoire qui
ignorent les dimensions épistémologiques du savoir historique ainsi que les ABC
didactiques. Ce hiatus entre les cursus, tels qu’ils sont tracés
officiellement, et les pratiques du métier d’enseignement, représente le point
faible de l’opération enseignement-apprentissage étudiée générant des
anachronismes historiques au niveau des appréciations des faits par les élèves.
Les
résultats de recherche sont clairement formulés. Ils concernent la carence dans
les programmes touchant l’histoire berbère du pays qui influe négativement sur
le registre d’identification engendrant une conception étriquée de
l’appartenance. Celle-ci ampute ainsi la composante berbère, occultée au profit
d’une vision renfermée sur l’arabo-musulman.
L’altérité est réduite à une signification restreinte chez les
élèves. Elle désigne, pour eux, l’Occidental, le non arabophone, le non
musulman. Le rapport à l’autre, atrophié, influencé par des considérations religieuses
issues de référentiels historiques réducteurs d’historiographes arabes arrive à
toucher la composante identitaire, elle-même, dans sa dimension berbère,
maghrébine africaine et méditerranéenne. Quant aux perspectives (qui ne forment
pas, méthodologiquement une partie à part, comme il est fait malencontreusement
dans le travail), elles annoncent des pistes de recherche prometteuses en
thèses, touchant à l’oubli, conscient ou non, dans le panthéon des héros
nationaux, en réhabilitant, pourquoi pas, ceux qui en sont injustement
exclus par l’historiographie arabe classique…
Enfin,
une belle bibliographie thématique et critique clôture ce travail dont la
lecture attentive est recommandée.