dimanche 6 mai 2018

LE MUSÉE NATIONAL DE L’ÉDUCATION À TUNIS

LE MUSÉE NATIONAL DE L’ÉDUCATION À TUNIS:

APPROCHE DIDACTIQUE DU PATRIMOINE ÉDUCATIF

Mokhtar AYACHI, professeur des universités en histoire de l’éducation et en didactique de l’histoire, université de Tunis, membre du Conseil scientifique du Munaé


INTRODUCTION

    Le Musée national de l’Éducation situé à Tunis a été créé par le décret daté du 10 septembre 2001 1, au sein du Centre national d’innovation pédagogique et de recherches en éducation (CNIPRE, l’équivalent de l’INRP français). Son site architectural est conçu dans un espace muséal disposant de commodités (sonori- sation, multimédias, salles d’exposition, etc.) alliant la modernité au patrimoine national. C’est par ailleurs le seul musée en Tunisie qui n’est pas logé dans les murs d’un ancien palais.



    La mise en place des équipements et la collecte des ressources du patrimoine éducatif auprès des écoles publiques ont débuté en 2003, cinq ans avant l’ouver- ture officielle (4 novembre 2008), à l’occasion de la commémoration du cinquantenaire de la création du système éducatif tunisien.

Quant à l’organisation du musée, elle s’est faite autour de trois unités :
- unité muséographique (exposition et entretien des collections) ;
- unité animation culturelle (accueil des visiteurs excursions scolaires, visites guidées, ateliers…) ;
- unité de recherche en histoire de l’éducation (accueil et orientation des chercheurs, expositions documentaires, production de recherches…).

    L’approche muséographique suivie dans ce musée accorde une place primordiale à la didactique du patrimoine éducatif. Nous allons donc nous inté- resser à la légitimité des activités didactiques dans un musée qui se veut une institution culturelle alliée de l’école, et au rapport au temps du patrimoine éducatif. Comment peut-on visiter autrement un musée de l’éducation ?

                       
                                                                                                  Vue de l’espace d’exposition à l’entrée du musée.

Le Musée national de l’éducation de Tunis propose cette alternative.
APPROCHE INNOVANTE DE LA MUSÉOGRAPHIE

    Si la didactique des disciplines s’intéressant à la gestion des savoirs 2 analyse les processus d’enseigne- ment et d’apprentissage en classe, la didactique du patrimoine s’intéresse, elle, au processus de média- tion dans les musées (visites guidées ; expositions ; ateliers d’animation, de jeux  récréatifs,  etc.),  entre la mémoire éducative (matérielle et immatérielle), dont le musée est détenteur, et le visiteur (qu’il soit scolaire ou non) dans l’optique de l’assimiler ou de se l’approprier.
                                                                                                                                                                                                                                                                                               
1Cf. Journal officiel tunisien (JORT).                                                                                                                    2H. Moniot, Didactique de l’Histoire, Paris, Nathan, 1993.

PREMIÈRE RENCONTRE FRANCOPHONE DES MUSÉES DE L’ÉCOLE : ACTES

                    
                                                     Fresque reproduisant les six alphabets méditerranéens que la Tunisie a connus durant son histoire.

     Cette approche implique la conception de situations- problèmes en vue des légitimations scientifiques des savoirs patrimoniaux (matériels et immatériels) à diffuser et à acquérir par les visiteurs. Le rapport au patrimoine éducatif de musées, lieux de mises en scène de contenus historiques, peut être ainsi revisité et renouvelé en permanence.

   Le présent paradigme implique un travail sur le développement des représentations du temps (court, moyen et long ; présent, passé et futur), sur le rapport ou la rencontre des identités et de l’altérité, et sur les valeurs en partage pour donner un sens vivant au patrimoine éducatif.

    Ainsi, une entrée par l’épistémologie (rapport à l’histoire, ses fonctions et finalités, à quoi elle sert, etc.) s’impose pour gérer les savoirs patrimoniaux en muséographie et pour dépasser les représentations figées de l’histoire (longtemps cernée entre dates et événements). Cette approche vise également à cultiver la curiosité scientifique des jeunes chercheurs, en quête de thématiques de recherche.

    Nous pouvons en fournir ici un exemple : à l’entrée de ce musée, aux référentiels spatial, temporel et linguistique en rapport intime avec la Méditerranée 3, se dresse une fresque géante, comme pour inter- peller le visiteur. Elle place l’école tunisienne dans son contexte civilisationnel. Les alphabets, les savoirs et le rôle de l’école, en tant que vecteurs de diffusion des connaissances, y sont largement visibles au moyen de plusieurs supports didactiques. L’approche thématique, génératrice de problématiques, semble se substituer au traditionnel linéaire et aux représentations figées.

Un certain nombre de références épistémologiques au patrimoine éducatif sont perceptibles : il s’agit notam- ment de l’œuvre de Fernand Braudel 4, de l’influence


3               Cf. M. Ayachi, Aux origines de l’école tunisienne. Une synthèse de 32 siècles d’écritures (alphabets), de savoirs et d’enseignement, Tunis, CPU, 2012 (en langue arabe).
4               F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, A. Colin, 1949.


MUSÉES DE L’ÉCOLE D’EUROPE ET DU MAGHREB EXPÉRIENCES CROISÉES                                                                                                                                                                            

des idées d’Henri Bergson 5 (opposant l’intériorité de la durée à l’extériorité de l’espace), ou encore de celles de Paul Ricœur 6 sur la continuité et l’intelligibilité du temps. Toutes ces idées ont inspiré cette expérience muséale et traversent aussi bien les institutions tradi- tionnelles du savoir (telles que les Goutté) et les outils de sa diffusion (le Kalam et les planches), que les institutions modernes actuelles d’éducation7 et leurs supports virtuels (tels que le tableau interactif ou le web, qui occupent l’espace des médias au musée).

    Cette approche didactique au Musée de l’Éducation a bénéficié, il est vrai, des enseignements et de recherches en histoire de l’éducation et en didactique de l’histoire que nous menons depuis des années, notamment à l’Institut supérieur de l’éducation et de la formation continue, ainsi qu’à l’École normale supérieure de Tunis.

QUELLE TEMPORALITÉ MUSÉOGRAPHIQUE ?

    Au Musée national de l’éducation à Tunis, le temps n’est ni figé, ni seulement linéaire. Il est reconstruit entre ses deux pôles négatif et positif (de l’avant et l’après J.-C.). La périodisation commence à partir de 1101 av. J.-C. (date de l’apparition de l’alphabet phéni- cien au Comptoir d’Utique, fondé à cette époque non loin de ce que deviendra Carthage). Le visiteur est amené à faire un va-et-vient continu dans une tempo- ralité de longue durée au sein d’un espace didactique interactif. Les contenus exposés forment des repères guidant la mémoire collective dans une quête de réappropriation d’un temps scolaire, le plus souvent intime, voire affectif.

    Visiter ce musée, c’est faire connaissance avec un univers accueillant conçu architecturalement pour une muséographie moderne, agencée dans un espace multifonctionnel à la fois clos et ouvert. Dans ce lieu, les sons du patrimoine musical universel accompagnent le visiteur dans tous les rayons éclairés par la lumière naturelle, et le plongent dans un autre temps : celui du patrimoine éducatif dans son immuabilité baignant dans une aire culturelle méditerranéenne formant une synthèse de civilisations aux six alpha- bets que les 1 400 kilomètres de côtes (tunisiennes) ont connus. Une vraie odyssée des cultures qui a inspiré les réflexions « braudeliennes ».


3                                             H. Bergson, Durée et Simultanéité. À propos de la théorie d’Einstein, Paris, PUF, 1968 (7e édition).
4                                             P. Ricœur, Temps et Récit, T. III : Le Temps raconté, Paris, Éditions du Seuil, 1985.
5                                             Cf. M. Ayachi, Écoles et Société en Tunisie, Tunis, Centre des études économiques et sociales, 2003 ; et Études d’Histoire culturelle. Histoire de l’éducation et mouvements de jeunes en Tunisie, Tunis, Centre des publications universitaires.

                                                                                                                           Reconstitution d’une salle de classe.

    L’animation culturelle, réalisée le plus souvent en ateliers, dans un espace doté de multiples médias, est l’occasion de véritables activités didactiques. Le public, particulièrement scolaire, en est d’autant plus réceptif, et apprivoise ainsi mieux la permanence du temps éducatif, en saisissant ses deux extrémités (le passé devient un temps allié du futur et de ses projets innovants).

    Ce musée permet d’appréhender ou de fréquenter autrement le temps, qu’il soit historique ou présent (voire futur), à travers un mouvement temporel continu chargé d’émotion ; on y acquiert une posture comparative entre jadis et aujourd’hui, ainsi qu’à travers les générations et leurs rapports à l’école et à la vie scolaire. Cette visite dans le temps est balisée de repères constitués de mille et une choses : du bol de lait chaud servi (jadis) à l’ouverture des classes, aux plumiers et encriers, aux cahiers de roulement, aux buvards, à « 1 300 problèmes », aux « leçons de choses », aux manuels de lecture et aux représenta- tions enfantines de gravures.

PREMIÈRE RENCONTRE FRANCOPHONE DES MUSÉES DE L’ÉCOLE ACTES

     En visitant ce musée, on parcourt avec nostalgie des petits reliefs de la mémoire scolaire et on caresse des souvenirs intenses qui ressurgissent à chaque coin des espaces d’exposition. Le musée met par ailleurs
en relief diverses représentations de choses scolaires et des rapports plus ou moins affectifs avec nos anciens maîtres et maîtresses d’école. En un mot, visiter ce musée, c’est ressusciter un temps chargé de valeurs éducatives,  le maître ou la maîtresse adorée se subs-tituait au père ou à la mère. La vénération de l’école, de ses éducateurs ainsi que de son savoir transcende le temps vécu dans sa permanence culturelle.


    Le temps scolaire, à travers ses symboles et repères transcrits des six alphabets que la Tunisie a connus depuis l’époque phénicienne jusqu’aux cursus de l’enseignement traditionnel puis ceux de l’enseigne- ment moderne, trace ainsi, dans son étendue de tolérance et de diversité culturelle, la trajectoire balisant la topographie de la mémoire collective nationale. Ce temps aussi bien scolaire qu’éducatif permet d’en découvrir les reliefs à travers les différents supports didactiques utilisés jadis et exposés soigneusement avec notices explicatives.


                                                                                                           Rayon d’exposition permanente de supports didactiques


CONCLUSION

    Visiter le Musée national de l’Éducation à Tunis, lieu de ressourcement, de nostalgie, mais aussi de rêve, ne constitue pas seulement une occasion d’immer- sion dans les diverses représentations, mais plutôt de contemplation créative, d’inspiration… Cette visite permet aussi, parallèlement aux cours d’his- toire qu’elle complète, de favoriser la sensibilité historienne, voire le développement d’une conscience citoyenne éclairée, à travers la dialectique : passé/ présent/futur, trois moments, trois temps qui se rejoignent en symphonie dans chaque réflexion concernant une causalité ou une perspective.

POUR ALLER PLUS LOIN

  M. Ayachi :
-  Écoles et Société en Tunisie, Tunis, Centre des Études Économiques & Sociales, 2003.
-  Études d’Histoire culturelle. Histoire de l’éducation et mouvements de jeunes en Tunisie, Tunis, Centre des publications universitaires, 2015,
-  Aux origines de l’école tunisienne. Une synthèse de 32 siècles d’écritures (alphabets), de  savoirs  et d’enseignement, Tunis, CPU, 2012 (en langue arabe).
-  (dir.) Circulation des savoirs et institutions d’ensei- gnement dans l’espace arabo-méditerranéen, actes du colloque international, Tunis, publication de la faculté des lettres, des arts et des huma- nités, 2017.
  H. Bergson, Durée et Simultanéité. À propos de la théorie d’Einstein, Paris, PUF, 1968 (7e édition).
  F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerra- néen à l’époque de Philippe II, Paris, A. Colin, 1949.
  F. Durpaire, Enseignement de l’histoire et diversité culturelle : « nos ancêtres ne sont pas les Gaulois », CNDP, 2002.
  H. Moniot, Didactique de l’Histoire, Paris, Nathan, 1993.
  P. Ricœur, Temps et Récit, T. III : Le Temps raconté, Paris, Éditions du Seuil, 1985.
  Noureddine Sraïeb :
-  Colonisation, décolonisation et enseignement. L’exemple tunisien, Tunis, CNRS et Institut national des sciences de l’éducation, 1974.
« L’idéologie de l’école en Tunisie coloniale (1881-1945) », Revue du Monde musulman et de la Méditerranée, Aix-en Provence, n° 1, vol. 68, 1993, p. 239-254.

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