L’ingénierie
du système éducatif tunisien :
Quel
diagnostic pour quelle école ? [1]
Introduction
Les forums du
genre de celui que nous organisons aujourd’hui se sont multipliés ces dernières
années, marquées par l’instabilité politique en Tunisie où le département de
l’Education a connu la succession de pas moins de sept ministres, en l’espace
de six années et demie. Des rencontres et autres réunions
d’experts de choses scolaires débattent souvent de « réformes du système
éducatif ». Le dernier forum, en date, sur le thème « changer
d’école, changer de société ou comment réinventer l’école de la
République ? » est celui organisé le 24 février[2]
dernier par trois partenaires : le Forum de l’Académie politique, le
Cercle de réflexion « Khair-Eddine » et la Fondation Konrad Adenauer.
On accourt au chevet d’une « école
en détresse », une école qui était la fierté de la République de
l’Indépendance ; une école qui a jeté les jalons du projet de société de
la Tunisie moderne, forgé des décennies durant dans le terreau du mouvement
réformiste, puis du mouvement de libération nationale.
Mon intention ici n’est pas de
répéter ce qui a été fait et dit, mais plutôt d’essayer de poser de vraies
questions au sujet du devenir de l’école publique. Il ne s’agit pas non plus de
proposer des solutions toutes prêtes ou des recommandations qui peuvent être laissées... aux prédicateurs spécialistes des prêches.
Pour
ce faire, mon propos privilégie ici trois axes, à savoir :
1 –
les carences du système éducatif : synopsis historique
2 – l’école tunisienne au miroir des évaluations
internationales : quel gâchis de l’effort national ?
3 –
de légitimes interrogations, en quête de réponses.
Comme
toute thérapie nécessite au préalable un diagnostic, faut-il donc dresser
rapidement un état des lieux de la situation où a été entrainé le système
éducatif national, fleuron de la Tunisie indépendante ?
I –
Synopsis historique des carences du système éducatif national
En
effet, l’âge d’or de ce système, créé par la loi du 4 novembre 1958, se
situait au cours de sa première décennie de l’édification nationale, sous les
auspices du ministre et syndicaliste Mahmoud Messaâdi. Le plan décennal de
développement économique et social de 1959/1969 qui concernait également
l’éducation nationale, couronnait ce projet de société où « l’école
providence », vraie croyance populaire, jouait pleinement son rôle
d’ascenseur social, générateur de mutations[3].
Avec
la décennie Nouira/Mohamed Mzali des années 70 et la crise de l’université, ce
qui est convenu d’appeler la « descente aux enfers » a bien commencé.
L’institution de l’éducation a végété durant près de 33 ans, le temps d’une
génération entière, hors du cadre de textes législatifs fondateurs. Il faut attendre le
deuxième texte de 1991, avec le ministère Mohamed Charfi. Entre temps, ce
n’étaient que des circulaires administratives qui régissaient le fonctionnement du système
d'enseignement, hors de tout projet national éducatif.
Au
cours de cette période où le système éducatif est demeuré figé, hors du cadre
temporel, l’on imagine aisément l’ampleur de la tâche qui a incombé aux équipes
de Mohamed Charfi, au niveau des contenus dispensés notamment et des méthodes
d’enseignement. La décennie suivante est caractérisée par les discours d’
« autosatisfaction » du régime politique, en censurant les résultats
de l’école tunisienne aux évaluations internationales. A une question d’un
conseiller du ministre sur la possibilité de publication de ces résultats (TIMS
et PISA), le ministre de l’éducation à l’époque (2005/2007) a rétorqué « mais
vous êtes fous, n’oubliez pas que je suis sur un siège éjectable ! »
Après
2011, la situation du système éducatif n’a fait qu’empirer avec la valse de
ministres de l’éducation, constamment sous tension. Le dernier en date, Hatem
Ben Salem, déclarait dans une interview télévisée, le 4 mars 2018, à la chaine
nationale[4],
entre autre, que «(…) le ministère face à la gestion quotidienne des
problèmes matériels de toute sorte, au corporatisme à outrance des mouvements
sociaux, à la multiplication de la délinquance dans le milieu scolaire (16.000
cas de violence recensés en 2017 (à raison d’une moyenne de 2.000 par mois) ne
peut se concentrer facilement sur les dossiers pédagogiques de la réforme
éducative »… L’accumulation des retards est ainsi manifeste à tous les niveaux.
II –
l’école tunisienne au miroir des évaluations internationales : quel gâchis
de l’effort national ?
Alors
que d’importantes parts de budgets dévolus au secteur de l’éducation vont aux
avantages salariaux (97%), au lieu de profiter aux écoliers et à
l’infrastructure scolaire (3%) et que des promotions des personnels
enseignants, sans concours, sont destinées à doper les salaires et autres
avantages matériels, les résultats, au niveau de l’éducation nationale, ne
peuvent être qu’affligeants.
La
dualité « corporatisme/butin » la dispute souvent à toute logique du
service public et des valeurs citoyennes. Le corps enseignant affiche, pour sa
part, un taux d’absentéisme aussi élevé que celui des élèves. Et le fait
d’obtenir des diplômes ne signifie plus, désormais, un apprentissage en
conséquence.
Sans
répéter ici les travaux de Chédia Mhirsi[5],
ancienne directrice de l’Evaluation et l’Innovation Pédagogique au CNIPRE, sur
les résultats des évaluations internationales TIMMS et PISA et sans reproduire
également ceux de Farouk Ben Ammar[6],
ancien conseiller au Cabinet du Ministère de l’Education nationale, sur le
diagnostic du système éducatif en 2015, je citerais ici quelques indicateurs
fournis par ces deux experts. En effet, outre l’avantage de l’égalité des sexes
devant l’éducation ainsi que l’égalité sociale, la Tunisie figure, d’après les
publications de l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement
Economique) en décembre 2016, parmi les cinq derniers des 70 pays enquêtés au
Programme International pour le Suivi des Acquisitions (PISA) testant les
performances des systèmes scolaires du monde entier en lecture, mathématiques
et sciences.
Par
ailleurs, Farouk Ben Ammar énumère, dans une étude publiée sur le web [7],
en date du 4 février 2015, nombre de projets « innovants » initiés au
cours des dernières décennies, mais jamais achevés. L’ampleur du gâchis est
telle que l’on se demande si la « descente aux enfers » n’a pas été bien préméditée depuis quelques décennies. En effet, parmi les projets abandonnés
avant terme, l’on peut retenir, à titre indicatif :
- L’Approche par Compétence,
- L’utilisation
de TICE pour l’enseignement et l’apprentissage (laboratoires d’informatique qui
ne fonctionnent pas depuis longtemps, faute d’entretien…),
- Les tableaux
interactifs, acquis entre 2.000 et 4.000 dinars l’unité, puis utilisés comme
tableaux ordinaires à feutre…,
- Les CD-Rom
interactifs, acquis avec des logiciels et autres bases de données par le
ministère au moyen de coûts de plusieurs milliards (sous forme de marchés
accordés aux proches du régime de l’époque…) mais que les élèves ne sont pas à
même d’utiliser réellement, car la majorité d’entre eux ne disposent pas de PC,
- Les paraboles
et bus-internet qui rouillent actuellement dans le parc du ministère, tout
comme bon nombre de bus, faute d’entretien…et qui n’auront pas été amortis,
- Numérisation
des cours avec acquisition du dispositif informatique… Ce sont autant
d’investissements importants, fait dans des projets malheureusement avortés…
Par
l’absence totale de suivi de projets onéreux pour le contribuable, par le
manque d’innovation pédagogique, par la non ouverture réelle sur les didactiques
des disciplines, par l’absence de mise à niveau des cursus scolaires et surtout
de la formation des personnels enseignants, recrutés sans profil pédagogique et
didactique (notamment ceux qu'on a injectés par la "grâce juridique") et allant, pour d'autres, jusqu’à la refuser[8]
l’on a fait qu’accumuler les facteurs responsables de l’incompétence d’une
frange importante du corps enseignant en place. Celui-ci est responsable directement du
faible, voire médiocre rendement de l’institution éducative.
A ce
propos, d’après le témoignage du ministre de l’éducation cité, en 2017, au
concours des Collèges Pilotes (9ème), 14.000 élèves ont obtenu la
note de zéro sur vingt (0/20) en mathématiques, ajoutés aux 12.000 zéros
obtenus en langues étrangères à l’examen du Baccalauréat (7.000 en français et
5.000 en anglais), sans parler encore des scores obtenus au CAPES dans
certaines spécialités, comme la langue et civilisation arabe, l'histoire et géographie et les sciences physiques où on est descendu, pour pourvoir les classes en enseignants, respectivement, jusqu'aux notes de : 05,44 /20, 05/20 et 04,73/20. Il faut relativiser, tout de même, pour le niveau général, car de meilleures notes sont obtenues par certains outsiders, entre 17 et 18/20, observées dans des filières comme l'anglais, les mathématiques ou le français, entre autre...
III
– De légitimes interrogations en quête de réponses
La
massification de l’enseignement, entamée au début des années 1990 et résultant
de la suppression de l’examen du 6ème, à partir de 1994, du 9ème,
à partir de 1996 et introduisant les 25% du contrôle continu dans le calcul des
notes au Baccalauréat, à partir de 1997, a entraîné une baisse systématique
dans le niveau des élèves. La qualité de la formation s’est fait ressentir
également au niveau de l’enseignement supérieur où le système du LMD, générant
une sorte de passage automatique, n’a fait que gonfler les effectifs des
étudiants du supérieur. Et l’on se targuait à l’époque, dans les discours des
officiels, d’atteindre dans les courts délais, les chiffres des 500.000 étudiants.
Pour
couronner le tout, la suppression du Doctorat d’Etat et son remplacement par le
dossier du HDR, à partir de l’an 2000, n’a pas également amélioré le niveau
académique des enseignants-chercheurs dont nombreux sont plus préoccupés
d’avancements dans la carrière que d’innovation dans leurs cours. D’ailleurs,
le caractère scolastique de ces cours, le plus souvent dictés et mémorisés dans
un esprit dogmatique, ne fait que corroborer la faiblesse constatée du niveau
de formation des futurs enseignants qui vont exercer dans les collèges et
lycées…
La
pédagogie ou l’andragogie et la didactique des disciplines, hors des
départements spécialisés (à l’ISEFC, notamment, ou encore au département des Sciences de l’Education à la Faculté des Sciences Humaines & Sociales) sont
considérées comme des « hérésies ». D’ailleurs, les enseignants
universitaires sont évalués dans leurs carrières à partir de leurs recherches
et non de la qualité de leurs cours, où nombreux ne s’investissent que rarement,
en l’absence d’un service de contrôle et d’inspection.
Et
comme les moyens ne garantissent pas toujours la fin, l’on constate que le
financement de l’éducation en Tunisie, avec 6% du PIB, place le pays dans une
position confortable entre la Finlande et ceux de l’OCDE[9].
L'on peut nous demander alors comment dans un pays classé 5ème dans le monde où les jeunes passent
le plus de temps à l’école et en dehors d’elle à apprendre, arrive-t-on à des
résultats aussi catastrophiques pour l’institution éducative ?
En
fait, ce que nous constatons est l’illustration d’une scolarité de bourrage de
crâne destinant à un hypothétique emploi, au lieu d’être celle d’une
préparation à la vie d’une jeunesse plutôt désorientée, vulnérable devant les
aléas de la culture de consommation avec ses médias et ses gadgets
électroniques. Devant ce constat, le système éducatif a-t-il ainsi cessé d’être
un facteur de développement ? Faut-il travailler, comme l’a souligné
Hammadi Ben Jaballah au Forum cité de février dernier[10],
sur une véritable renaissance de l’école et pas simplement sur une réforme et
reconnaître que la crise de l’école est à la fois une crise de la famille, de
la société et de l’Etat ?
Mais
ceci peut-il se concevoir sans la réhabilitation de l’éducateur dans ses nobles
fonctions sociales, car n’est-il pas le pivot du système éducatif tout
entier ? Pour cela, faut-il d’abord concevoir une politique éducative
claire, explicite, définissant le genre de l’école publique voulue par la
société : une école comme moyen de promotion ou d’ascension
socio-économique, de mobilité ou une école au service de la reproduction des
inégalités sociales ?
En
tout cas, un ministère d’Education nationale ne peut être considéré comme un
dépotoir de pléthores d’agents pour résoudre le problème de l’emploi dans le
pays. D’après des chiffres fournis par le ministre de l’éducation lui-même[11], il
y a actuellement 220.000 agents pour 2.200.000 élèves, c’est-à-dire un agent
pour 10 élèves. Pire encore, dans un collège à Thala, cette proportion est d’un
agent pour 3 élèves seulement (190 agents pour 600 collégiens).
Parler
de « réforme du système éducatif » dans un tel contexte, n’est-il pas
devenu, malheureusement, de l’usage de
« stéréotypes politiques » plutôt inappropriés dans de telles
rencontres scientifiques ?
[1] Ayachi Mokhtar,
« Education & Citoyenneté : quelle politique dans le domaine
de la formation », Journée d’études à l’ISEFC, 14-15 mars 2018.
[2] Cf La Presse
du 26 février 2018
[3] Ayachi Mokhtar,
Ecole & Société en Tunisie (1930-1958), Tunis, 2002, 450p.
[4] Reproduite le
lendemain par le quotidien La Presse du 6 mars 2018, art. « En
attendant la réforme du système éducatif ».
[5] Mhirsi-Belaïd
Chadia, blog sur l’Education dans les pays du Sud, « l’école tunisienne
apprend-elle encore à lire ? » (13 mars 2015), « Analyse
diagnostique du système éducatif tunisien : les défis à relever »
(janvier 2015), 27 p. « Sciences et technologies dans les réformes des
systèmes éducatifs : quelles innovations pour demain ? »,
Tunis : Académie Beït El Hikma (7-21 octobre 2014), etc…
[6] Ben Ammar
Farouk, Diagnostic du système éducatif, in
WWW.edupronet.com/tunisie-bref-diagnostic-système éducatif (consulté le 10 mars 2018)
[7] idem
[8] Allusion à la « grève
de la faim » observée par les candidats admis en cycle de formation du
Mastère Professionnel, réclamant salaire intégral (avant formation et avant
réussite) avec réduction de leur stage à 9 mois... Cf. La Presse du 26
février 2018.
[9] Ben Ammar
Farouk, op. cit.
[10] Cf La
Presse du 26 février 2018, op. cit.
[11] Cf La
Presse du 6 mars 2018.
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