APPROCHE
DIDACTIQUE DU PATRIMOINE ÉDUCATIF
Mokhtar AYACHI, professeur des universités en histoire de
l’éducation et en didactique de l’histoire, université de Tunis, membre du
Conseil scientifique du Munaé
INTRODUCTION
Le Musée
national de l’Éducation situé à Tunis a
été créé par le décret daté du 10 septembre 2001 1, au sein du Centre national
d’innovation pédagogique et de recherches en éducation (CNIPRE, l’équivalent de l’INRP
français). Son site architectural est conçu dans un espace muséal disposant de
commodités (sonori- sation, multimédias, salles d’exposition, etc.) alliant la modernité
au patrimoine national. C’est par ailleurs le seul musée en Tunisie qui n’est pas logé dans les murs
d’un ancien palais.
La mise en place des équipements et la collecte des ressources du patrimoine éducatif
auprès des écoles publiques ont
débuté en 2003, cinq ans avant l’ouver- ture
officielle (4 novembre 2008), à l’occasion de la commémoration du
cinquantenaire de la création du système éducatif tunisien.
Quant à l’organisation du musée, elle
s’est faite autour de trois unités :
- unité muséographique (exposition et
entretien des collections) ;
- unité
animation culturelle (accueil des visiteurs excursions scolaires, visites
guidées, ateliers…) ;
- unité
de recherche en histoire de l’éducation
(accueil et orientation des chercheurs,
expositions documentaires, production de recherches…).
L’approche
muséographique suivie dans ce musée accorde une place primordiale à la didactique
du patrimoine éducatif. Nous allons donc nous inté- resser à la légitimité des activités didactiques dans un musée qui se
veut une institution culturelle alliée de l’école,
et au rapport au temps du patrimoine
éducatif. Comment peut-on visiter autrement un musée de l’éducation ?
Vue de l’espace
d’exposition à l’entrée du musée.
Le Musée national de l’éducation de
Tunis propose cette alternative.
APPROCHE INNOVANTE DE LA MUSÉOGRAPHIE
Si la didactique des disciplines s’intéressant à
la gestion des savoirs 2 analyse les processus d’enseigne- ment et d’apprentissage en classe, la
didactique du patrimoine s’intéresse, elle, au processus de média- tion dans
les musées (visites guidées ; expositions ; ateliers d’animation, de jeux récréatifs,
etc.), entre la mémoire éducative
(matérielle et immatérielle), dont le musée est détenteur, et le visiteur
(qu’il soit scolaire ou non) dans l’optique de l’assimiler ou de se l’approprier.
1Cf. Journal officiel
tunisien (JORT). 2H. Moniot,
Didactique de l’Histoire, Paris, Nathan, 1993.
PREMIÈRE
RENCONTRE FRANCOPHONE DES MUSÉES DE L’ÉCOLE : ACTES
Fresque
reproduisant les six alphabets méditerranéens que la Tunisie a connus durant
son histoire.
Cette
approche implique la conception de situations- problèmes en vue des
légitimations scientifiques des savoirs patrimoniaux
(matériels et immatériels) à
diffuser et à acquérir par les visiteurs. Le rapport au patrimoine éducatif de
musées, lieux de mises en scène
de contenus historiques, peut être ainsi revisité
et renouvelé en permanence.
Le présent paradigme implique un travail sur le développement des représentations du temps (court, moyen et
long ; présent, passé et futur), sur le rapport ou la rencontre des identités et de l’altérité, et sur les valeurs en partage pour donner un sens
vivant au patrimoine éducatif.
Ainsi, une entrée par l’épistémologie (rapport
à l’histoire, ses fonctions et finalités, à quoi elle sert,
etc.) s’impose pour gérer les savoirs patrimoniaux en muséographie
et pour dépasser les représentations
figées de l’histoire (longtemps cernée entre dates et événements). Cette approche vise
également à cultiver la curiosité scientifique des jeunes chercheurs, en quête de thématiques de recherche.
Nous pouvons
en fournir ici un exemple : à l’entrée de ce musée, aux référentiels spatial, temporel et linguistique en rapport intime
avec la Méditerranée 3, se dresse une fresque géante, comme
pour inter- peller le visiteur. Elle place l’école tunisienne dans son
contexte civilisationnel. Les alphabets, les savoirs
et le rôle de l’école, en tant que vecteurs de diffusion des
connaissances, y sont largement visibles au moyen de plusieurs supports
didactiques. L’approche thématique, génératrice de problématiques,
semble se substituer au
traditionnel linéaire et aux représentations figées.
Un certain nombre de références épistémologiques
au patrimoine éducatif sont perceptibles
: il s’agit notam- ment de
l’œuvre de Fernand Braudel 4, de l’influence
3
Cf. M. Ayachi, Aux origines de l’école tunisienne. Une synthèse de 32
siècles d’écritures (alphabets), de savoirs et d’enseignement, Tunis, CPU,
2012 (en langue arabe).
4
F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe
II, Paris, A. Colin, 1949.
MUSÉES DE L’ÉCOLE D’EUROPE ET DU MAGHREB : EXPÉRIENCES CROISÉES
des idées
d’Henri Bergson 5 (opposant l’intériorité de la durée à l’extériorité de l’espace), ou encore de celles
de Paul Ricœur 6 sur la continuité et l’intelligibilité du temps. Toutes ces idées ont inspiré cette expérience muséale et traversent aussi bien les institutions
tradi- tionnelles du savoir (telles
que les Goutté)
et les outils de sa diffusion (le
Kalam et les planches), que les institutions
modernes actuelles d’éducation7 et leurs supports virtuels (tels que le tableau interactif ou le web, qui
occupent l’espace des médias au musée).
Cette approche
didactique au Musée de l’Éducation a bénéficié, il est vrai, des enseignements et de recherches en histoire de l’éducation et en didactique de l’histoire que nous menons
depuis des années, notamment à l’Institut supérieur de l’éducation et de la formation continue, ainsi qu’à l’École
normale supérieure de Tunis.
QUELLE TEMPORALITÉ MUSÉOGRAPHIQUE ?
Au Musée national de l’éducation à Tunis, le temps n’est ni figé, ni
seulement linéaire. Il est reconstruit entre ses deux pôles négatif et positif
(de l’avant et l’après J.-C.). La périodisation commence à partir de 1101 av. J.-C. (date
de l’apparition de l’alphabet phéni- cien au Comptoir d’Utique, fondé à
cette époque non loin de ce que deviendra Carthage). Le
visiteur est amené à faire un va-et-vient continu dans une tempo- ralité de longue durée au sein d’un espace
didactique interactif. Les contenus exposés forment des repères guidant
la mémoire collective dans une quête de réappropriation d’un temps
scolaire, le plus souvent intime,
voire affectif.
Visiter ce musée, c’est faire connaissance avec un
univers accueillant conçu architecturalement pour une muséographie moderne, agencée dans un espace multifonctionnel à la fois clos et ouvert. Dans
ce lieu, les sons du patrimoine
musical universel accompagnent le visiteur
dans tous les rayons éclairés par la
lumière naturelle, et le plongent dans un autre
temps : celui du patrimoine éducatif dans son immuabilité baignant dans une aire culturelle méditerranéenne formant une synthèse de civilisations aux six alpha- bets que les 1 400 kilomètres de côtes (tunisiennes) ont connus. Une vraie odyssée des cultures qui a inspiré les réflexions « braudeliennes ».
3
H. Bergson, Durée et Simultanéité. À propos de la théorie d’Einstein, Paris, PUF, 1968
(7e édition).
4
P. Ricœur, Temps et Récit, T. III : Le Temps raconté, Paris, Éditions du Seuil, 1985.
5
Cf. M. Ayachi, Écoles et Société
en Tunisie, Tunis, Centre
des études économiques et sociales, 2003 ; et Études d’Histoire
culturelle. Histoire de l’éducation et mouvements de jeunes en Tunisie, Tunis, Centre des publications universitaires.
Reconstitution d’une salle de classe.
L’animation culturelle, réalisée le plus
souvent en ateliers, dans un
espace doté de multiples médias, est l’occasion de véritables activités
didactiques. Le public, particulièrement scolaire,
en est d’autant plus
réceptif, et apprivoise ainsi mieux la permanence du temps éducatif, en
saisissant ses deux extrémités (le passé devient
un temps allié
du futur et de ses projets innovants).
Ce musée
permet d’appréhender ou de fréquenter autrement le temps, qu’il soit historique
ou présent (voire futur), à travers un mouvement temporel continu chargé
d’émotion ; on y acquiert une posture comparative entre jadis et aujourd’hui,
ainsi qu’à travers les générations et leurs rapports à l’école et à la vie
scolaire. Cette visite dans le temps est balisée de repères constitués de mille
et une choses : du bol de lait chaud servi (jadis) à l’ouverture des classes,
aux plumiers et encriers, aux cahiers de roulement, aux buvards, à « 1 300
problèmes », aux « leçons de choses », aux manuels de lecture et aux
représenta- tions enfantines de gravures.
PREMIÈRE RENCONTRE FRANCOPHONE DES MUSÉES DE L’ÉCOLE : ACTES
En visitant ce musée, on parcourt avec nostalgie des petits reliefs de la mémoire
scolaire et on caresse des souvenirs
intenses qui ressurgissent à chaque coin des espaces d’exposition. Le musée met par ailleurs
en relief diverses représentations de choses scolaires et des rapports plus ou moins affectifs avec nos anciens maîtres et maîtresses d’école. En un mot, visiter ce musée, c’est ressusciter un temps chargé de valeurs éducatives, où le maître ou la maîtresse adorée se subs-tituait au père ou à la mère. La vénération de l’école, de ses éducateurs ainsi que de son savoir transcende le temps vécu dans sa permanence culturelle.
Le temps scolaire,
à travers ses symboles et repères
transcrits des six alphabets que la Tunisie
a connus depuis l’époque phénicienne jusqu’aux cursus de l’enseignement traditionnel puis ceux de l’enseigne-
ment moderne, trace
ainsi, dans son étendue de tolérance et de diversité culturelle, la trajectoire balisant la topographie de la mémoire collective nationale. Ce temps
aussi bien scolaire
qu’éducatif permet d’en découvrir les reliefs à travers les différents supports didactiques utilisés
jadis et exposés
soigneusement avec notices explicatives.
Rayon d’exposition
permanente de supports didactiques
CONCLUSION
Visiter le
Musée national de l’Éducation à Tunis, lieu
de ressourcement, de nostalgie, mais aussi de rêve, ne constitue pas seulement
une occasion d’immer- sion dans les diverses représentations, mais plutôt de contemplation
créative, d’inspiration… Cette visite permet aussi, parallèlement aux cours d’his- toire qu’elle complète, de favoriser la sensibilité historienne, voire
le développement d’une
conscience citoyenne éclairée, à travers la dialectique : passé/ présent/futur,
trois moments, trois temps qui se rejoignent en symphonie dans chaque réflexion concernant une causalité ou une perspective.
POUR ALLER PLUS LOIN
– M. Ayachi
:
- Écoles et Société en
Tunisie, Tunis, Centre des
Études Économiques & Sociales, 2003.
- Études d’Histoire culturelle. Histoire de l’éducation et mouvements de jeunes
en Tunisie, Tunis, Centre
des publications universitaires, 2015,
- Aux origines de l’école tunisienne. Une
synthèse de 32 siècles d’écritures
(alphabets), de savoirs et d’enseignement, Tunis, CPU,
2012 (en langue arabe).
- (dir.) Circulation
des savoirs
et institutions d’ensei- gnement dans l’espace arabo-méditerranéen, actes du colloque international, Tunis,
publication de la faculté des lettres, des arts et des huma- nités, 2017.
– H. Bergson, Durée et Simultanéité. À propos de la théorie d’Einstein, Paris, PUF, 1968 (7e édition).
– F. Braudel, La Méditerranée et le
monde méditerra- néen à l’époque de Philippe II, Paris,
A. Colin, 1949.
– F. Durpaire, Enseignement de
l’histoire et diversité culturelle : « nos ancêtres ne sont pas les Gaulois », CNDP, 2002.
– H. Moniot, Didactique de l’Histoire, Paris, Nathan, 1993.
– P. Ricœur, Temps
et Récit, T. III : Le Temps raconté, Paris, Éditions du Seuil, 1985.
– Noureddine
Sraïeb :
- Colonisation,
décolonisation et
enseignement. L’exemple tunisien, Tunis,
CNRS et
Institut national des sciences
de l’éducation, 1974.
« L’idéologie de l’école
en Tunisie coloniale (1881-1945)
», Revue du Monde musulman et de la Méditerranée, Aix-en Provence, n° 1, vol. 68, 1993, p. 239-254.