samedi 7 janvier 2017

Le Musée national de l’Éducation à Tunis: Approche didactique du patrimoine éducatif




Première rencontre francophone des Musées de l’École,
Musée National de l’Education (France)
(Rouen les 12-13 Novembre 2016)

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Le Musée national de l’Éducation à Tunis:
Approche didactique du patrimoine éducatif [1]
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 Introduction :

Le Musée national de l’Éducation à Tunis est créé par le Décret daté du 10 Septembre 2001[2], au sein du Centre National d'Innovation Pédagogique et de Recherches en Éducation (CNIPRE, l’équivalent de l’INRP français). Son site architectural est conçu dans un espace muséal disposant de commodités (sonorisation, multimédias, salles d'exposition, etc…) alliant la modernité au patrimoine national. Il s’agit du premier musée en Tunisie qui n’est pas logé dans les murs d’un ancien palais.

La mise en place des équipements et la collecte des ressources du patrimoine éducatif, auprès des écoles publiques, débutèrent en 2003, cinq ans avant l’ouverture officielle (4 novembre 2008) à l’occasion de la commémoration  du cinquantenaire de la création du système éducatif tunisien.

Quant à l’organisation du Musée, elle s’était faite autour de trois unités :
-  Unité Muséographique (exposition et entretien des collections)
- Unité Animation culturelle (accueil des visiteurs et notamment des excursions scolaires, visites guidées, ateliers…)
- Unité de Recherche en Histoire de l'Éducation (accueil et orientation des chercheurs, expositions documentaires, production de recherches, etc...)

L’approche muséographique suivie dans ce musée accorde une place primordiale à la didactique du patrimoine éducatif. Dans sa présentation, nous allons donc nous intéresser à la légitimité des activités didactiques dans un musée qui se veut allié de l’école et au rapport au temps du patrimoine éducatif. Pouvons-nous nous permettre ici de proposer alors, à la manière d’une lecture, une alternative sur le « comment peut-on  visiter autrement un musée de l’éducation ».

I – Approche innovante de la muséographie :

Si la didactique des disciplines, s’intéressant à la gestion des savoirs[3], analyse les processus d’enseignement/ apprentissage en classe, la didactique du patrimoine s’intéresse, quant à elle, au processus de la médiation au musée (visites guidées, expositions, ateliers d’animation, de jeux récréatifs, etc…) entre la mémoire éducative (matérielle et immatérielle), dont le musée est détenteur, et le visiteur (qu’il soit scolaire ou non) en vue de l’assimilation ou l’appropriation du patrimoine éducatif.

Cette approche implique la conception de situations-problèmes en vue des légitimations scientifiques des savoirs patrimoniaux (matériels et immatériels) à diffuser et à acquérir par les visiteurs. Le rapport au patrimoine éducatif au musée, lieu de mise en scène de contenus historiques, peut être ainsi revisité, renouvelé en permanence.

Le présent paradigme implique un travail sur le développement des représentations du temps (court, moyen, long, présent, passé et futur) sur le rapport ou la rencontre de (ou des) identités et de l’altérité et sur les valeurs en partage pour donner un sens vivant au patrimoine éducatif.

Ainsi, une entrée par l’épistémologie (rapport à l’histoire, ses fonctions et finalités, à quoi sert-elle ? …) s’impose en vue d’une gestion des savoirs patrimoniaux en muséographie, pour dépasser les représentations figées de l’histoire (longtemps cernée entre dates et événements). Cette approche vise également à cultiver la curiosité scientifique des jeunes chercheurs, en quête de thématiques de recherche.




 

       



























           








Nous pouvons en fournir ici un exemple : à l’entrée de ce musée, aux référentiels spatial, temporel et linguistique en rapport intime avec la Méditerranée[4], se dresse une fresque géante (voir ci-dessus), comme pour interpeller le visiteur. Elle place l'école tunisienne dans son contexte civilisationnel. Les alphabets, les savoirs et le rôle de l'école, en tant que vecteur de diffusion des connaissances, y sont largement visibles au moyen de plusieurs supports didactiques. L’approche thématique, génératrice de problématiques, semble ainsi se substituer au traditionnel linéaire et aux représentations figées.

          Un certain nombre de références épistémologiques au patrimoine éducatif sont perceptibles au visiteur: Il s'agit notamment de l'œuvre de Fernand Braudel (1902-1985)[5], de l'influence des idées de Henri Bergson (1859-1941)[6], opposant l'intériorité de la durée à l'extériorité de l'espace ou encore de celles de Paul Ricœur (1913-2005)[7] sur la continuité et l'intelligibilité du temps. Toutes ces idées ont inspiré cette expérience muséale  et traversent, en fait, dans la longue durée, aussi bien les institutions traditionnelles du savoir (telles que les Goutté) et les outils de sa diffusion (le Kalam et les planches), que les institutions modernes actuelles d'éducation[8] et leurs supports virtuels (tels que le tableau interactif, l'Internet ou le Web, occupant l'espace des médias au musée…)

          Cette approche didactique, au Musée de l'Éducation, a bénéficié, il est vrai, des enseignements et de recherches en Histoire de l'éducation et en didactique de l'Histoire que nous menons depuis des années, notamment, à  l'Institut Supérieur de l'Éducation et de la Formation Continue ainsi qu'à l'École Normale Supérieure de Tunis.

II – Quelle Temporalité muséographique au Musée de l'Éducation ?

         Au musée de l’éducation à Tunis, le temps n'est ni figé, ni seulement linéaire. Il est reconstruit entre ses deux pôles négatif et positif (de l'avant et l'après J.C). La périodisation y commence à partir de 1101 av. J.C., date de l’apparition de l’alphabet phénicien au Comptoir d’Utique, fondé à cette époque non loin de ce que sera Carthage. Le visiteur y est amené à faire un va-et-vient continu dans une temporalité de longue durée au sein d’un espace didactique interactif. Les contenus, qui y sont exposés, forment des repères guidant la mémoire collective dans sa quête de réappropriation d'un temps scolaire, le plus souvent intime, voire assez affectif…

Visiter ce Musée de l'Éducation, c'est faire connaissance avec un univers accueillant conçu architecturalement pour une muséographie moderne, agencée dans un espace multifonctionnel à la fois clos et ouvert. Il s’agit d’un lieu où les sons du patrimoine musical universel, accompagnant le visiteur dans tous les rayons du Musée, inondés de toute part par une lumière naturelle, font oublier le temps des horloges, en intégrant celui du patrimoine éducatif dans sa permanence tranquille. C’est un lieu qui englobe plusieurs temporalités, dans une aire culturelle méditerranéenne formant une synthèse de civilisations aux six alphabets que les 1400 kilomètres de côtes méditerranéennes (tunisiennes) ont connus. C’est, en fait, une vraie Odyssée des cultures qui a inspiré les réflexions braudeliennes.

L'animation culturelle au musée, réalisée en atelier le plus souvent, dans un espace aux multiples médias, lieu d’attraction des excursions scolaires, est l’occasion de véritables activités didactiques. Celles-ci rendent le visiteur, particulièrement scolaire, plus réceptif en vue d'apprivoiser la permanence du temps éducatif, en saisissant ses deux extrémités, faisant du passé un temps allié du futur et de ses projets innovants.

          Visiter le Musée de l'Éducation, c'est appréhender ou fréquenter autrement le temps, qu'il soit historique ou présent, voire futur, à travers un mouvement temporel continu chargé d'émotion; C’est y acquérir une posture comparative entre le jadis et le présent ainsi qu'à travers les générations et leurs rapports à l'école et à la vie scolaire. Cette visite dans le temps est balisée de repères constitués de mille et une choses : du bol de lait chaud servi (jadis) à l'ouverture des classes, aux plumiers et encriers, aux Cahiers de Roulement, aux buvards, à "1.300 problèmes", aux "Leçons de Choses", aux manuels de lecture et aux représentations enfantines de gravures,  etc …

          Visiter le Musée de l’Éducation, c'est parcourir avec nostalgie des petits reliefs de la mémoire scolaire et caresser des souvenirs intenses qui ressurgissent à chaque coin des espaces d'expositions. C'est mettre en relief diverses représentations de choses scolaires et des rapports plus au moins affectifs avec ses anciens maîtres et maîtresses d'école. En un mot, c'est aussi ressusciter un temps chargé de valeurs éducatives où le maître ou la maîtresse adorée se substituait au père ou à la mère… La vénération de l'école, de ses éducateurs ainsi que de son savoir transcende,  en fait,  le temps vécu  dans sa permanence culturelle.

          Le temps scolaire, à travers ses symboles et repères transcrits des six alphabets (voir fresque ci-dessous) que la Tunisie, héritière de Carthage, a connus depuis l'époque phénicienne jusqu'aux cursus de l'enseignement traditionnel puis ceux de l'enseignement moderne, trace ainsi, dans son étendue de tolérance et de diversité culturelle, la trajectoire balisant la topographie de la mémoire collective nationale. Ce temps aussi bien scolaire qu’éducatif, permet d'en découvrir les reliefs, à travers les différents supports didactiques utilisés jadis et exposés soigneusement aux visiteurs (scolaires et autres) avec des notices explicatives dans des rayonnages en verre.

    Conclusion :     

          Visiter ce Musée de l’Éducation, lieu de ressourcement, de nostalgie mais aussi de rêve, ne constitue pas seulement une occasion d’immersion  dans les diverses représentations, mais plutôt de contemplation créative, d'inspiration… Cette visite permet aussi, parallèlement aux cours d'histoire sur les bancs de l'école qu'elle complète, de favoriser la sensibilité historienne, voire le développement d'une conscience citoyenne éclairée, à travers la dialectique : passé / présent / futur; trois moments, trois temps qui se rejoignent en symphonie dans chaque réflexion au présent concernant une causalité ou une perspective.

Mots clés : temps scolaire, patrimoine éducatif, didactique du patrimoine, école tunisienne, Méditerranée, muséographie éducative.                                                    

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Rayon d’exposition permanente de supports didactiques



Bibliographie :                                                                                                                                           
* AYACHI Mokhtar,
     -  Écoles & Société en Tunisie, Tunis : Centre des Études Économiques & Sociales, 2003, 474 p.
     -  Études d’Histoire culturelle : Histoire de l’éducation & Mouvements de Jeunes en Tunisie, Tunis : Centre des Publications Universitaires, 436 p.
     - Aux origines de l’école tunisienne: une synthèse de 32 siècles d’écritures (alphabets), de savoirs et d’enseignement, Tunis: CPU, 2012, 450 p. (en langue arabe).
     - (sous direction de) Circulation des Savoirs & Institutions d’enseignement dans l’espace arabo-méditerranéen, Actes du colloque international, Tunis : Publication de la Faculté des Lettres, des Arts & des Humanités, (sous presse) 2017, 380 p.

* BERGSON Henri, Durée et Simultanéité: à propos de la théorie d’Einstein, Paris: PUF, 1968, 7ème édition, 216 p.

* BRAUDEL Fernand, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris : A. Colin, 1949, 1160 p.

* DURPAIRE François, Enseignement de l’histoire et diversité culturelle: "nos ancêtres ne sont pas les Gaulois", CNDP, 2002.

* MONIOT Henri, Didactique de l’Histoire, Paris : Nathan, 1993, 254 p.

* RICOEUR Paul, Temps et Récit, T. III : Le temps raconté, Paris : Seuil, 1985.
 
*
SRAÏEB Noureddine,
- Colonisation, décolonisation et enseignement: l’exemple tunisien, Tunis :    CNRS et Institut National des Sciences de l’Éducation, 1974, 350 p.
    - « L’idéologie de l’école en Tunisie coloniale (1881-1945) », Revue du Monde musulman et de la Méditerranée, Aix-en Provence, 1993, n°1, vol. 68, pp. 239-254.



[1]  Par Mokhtar AYACHI, Professeur des Universités en Histoire de l’éducation et en didactique de l’histoire, Université de Tunis, membre du Conseil scientifique du Munaé.
[2]  Cf.  Journal Officiel tunisien (JORT)
[3]  MONIOT Henri, Didactique de l’Histoire, Paris : Nathan, 1993, 254 p.
[4] Cf. AYACHI Mokhtar, Aux origines de l’école tunisienne: une synthèse de 32 siècles d’écritures (alphabets), de savoirs et d’enseignement, Tunis: CPU, 2012, 450 p. (en langue arabe).
[5] BRAUDEL Fernand, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris : A. Colin, 1949, 1160 p.
[6] BERGSON Henri, Durée et Simultanéité: a propos de la théorie  d’Einstein, Paris: PUF, 1968, 7ème édition, 216 p.
[7] RICOEUR Paul, Temps et Récit, T. III : Le temps raconté, Paris : Seuil, 1985.
[8] Cf.  AYACHI Mokhtar,
-  Écoles & Société en Tunisie, Tunis : Centre des Études Économiques & Sociales, 2003, 474 p.
-  Études d’Histoire  culturelle : Histoire de l’éducation & Mouvements de Jeunes en Tunisie, Tunis : Centre des Publications Universitaires, 436 p.

Carthage : Une métropole méditerranéenne, un patrimoine immatériel universel



Colloque sur « la ville contemporaine en Méditerranée » (9 -10 nov. 2015)

Faculté des Sciences de la Terre et d’Architecture – Université Larbi Ben M’hidi – Oum El Bouaghi - Algérie

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Carthage :

Une métropole méditerranéenne,

un patrimoine immatériel universel

  
                                                                                        Mokhtar AYACHI  

                                                                                                                                                           Professeur à l’Université de Tunis - La Manouba


            Introduction :


            Si l’histoire est « l’étude de l’homme dans le temps et dans l’espace », les historiens revendiquent l’interdisciplinarité dans leur approche scientifique de l’humain parce qu’ils pratiquent la dialectique « passé/présent » pour comprendre la causalité du vécu et s’en inspirer en vue de concevoir leur projet de société.

          En effet, en partant du constat assez répandu de villes modernes qui s’accommodent mal avec leurs centres historiques (médinas) - problème lié aux difficultés du rapport « authenticité/modernité » au niveau de l’adaptation et de la gestion de l’espace (superposition de modes de vie au lieu de l’assimilation)[1] – l’on est en mesure de nous interroger sur la posture urbanistique à l’égard de la question du patrimoine culturel et de son ouverture sur l’universel. Dans ce cadre, je propose ici cette approche basée sur une lecture du patrimoine immatériel donnant lieu à une vision pluriculturelle pouvant intéresser les architectes et les urbanistes pour « repenser la ville ».


          En partant donc de ces données, je vais montrer ce que pourrait véhiculer le patrimoine immatériel et son impact au niveau des représentations créatives en urbanisme et en architecture dans la conception de la ville. D’ailleurs, ce qui fait la différence de la ville méditerranéenne, d’une façon générale et de la métropole Carthaginoise en particulier, est la synthèse culturelle observée dans son cachet architectural. La gestion de l’espace, à Carthage, le style de l’habitat avec ses goûts, formes et couleurs font apparaître, réellement, une mosaïque de cultures méditerranéennes tirant leur référentiel, entre autre, des moyens d’expressions linguistiques connus sur les rives de cette mer médiane, épicentre des civilisations universelles.



          I – Au pays des six alphabets :

                                                                                                

L’histoire millénaire de Carthage est intimement liée à celle de la méditerranée. En effet, y occupant une place stratégique entre ses deux bassins oriental et occidental, cette métropole était et est toujours au cœur des mouvements des voyageurs, des idées et des biens. Avec plus d’une soixantaine de Nouvelles Carthages, éparpillées dans le monde et qui y sont issues, l’ancienne Ifriqiya est aussi bien un pays d’accueil que d’émigration.

Sa situation géographique fait d’elle un carrefour de civilisations méditerranéennes dont les empreintes linguistiques sont toujours visibles à travers les inscriptions et les différents écrits encore conservés. En effet, six alphabets y étaient connus, allant du phénicien, au libyque (ou libyco-berbère), du grec, au latin enfin de l’hébreu à la langue arabe actuelle plus tard. Davantage de langues méditerranéennes y étaient parlées : de celles d’Europe du sud jusqu’au turc (en passant par la lingua franca), grâce aux échanges continus en tout genre par le biais des ports, véritables traits d’union Nord-Sud et Est-Ouest.

Ces écritures méditerranéennes peuvent être classées en trois ensembles : d’une part, le phénicien et le libyque. Le premier, d’origine cananéenne et datant du XIVème siècle av .JC, est considéré comme l’ancêtre des alphabets régionaux. Le second, dont l’existence est attestée en Ifriqiya dès le 3ème millénaire av. JC, est pour sa part, antérieur au phénicien et à la fondation de Carthage ; d’autre part, les écritures sémitiques : l’hébreu et l’arabe (l’araméen, localisé au centre de la Syrie, n’est pas concerné par l’Ouest de la méditerranée). Enfin, les écritures du nord de la méditerranée, à savoir le grec qui a introduit les voyelles sur le phénicien et le latin[2].

1 – Le phénicien et le libyque et leur rapport à Carthage ou à l’ancienne Ifriqiya :

Plusieurs inscriptions phéniciennes ont été découvertes en Tunisie dans nombre de régions, notamment à Carthage, Sousse, Téboursouk et Macthar. Les plus anciennes d’entre elles remontent au  VIIème siècle, av. JC.  L’usage du phénicien en Ifriqiya, était lié à la création des premiers comptoirs commerciaux, notamment celui d’Utique (près de Tunis) en 1101 av. JC, et surtout d’une manière plus répandue, à la fondation de Carthage (environ 814 av. JC.).[3]

Cependant, l’influence du  libyque, langue sémitique locale, a donné naissance à ce qu’on appelle le punique, terme désignant aussi la civilisation carthaginoise qu’a connue la partie occidentale de la méditerranée. Mais la signification de l’adjectif libyque est aussi liée à l’appellation que les anciens grecs ont donnée à l’Ifriqiya avant la fondation de Carthage. 

Ce que nous savons de cette écriture libyque (ou écriture des signes), nous le devons aux inscriptions funéraires et à l’archéologie découverte en ancienne Numidie (Nord tunisien actuellement et l’Est algérien). Il s’agit de formes géométriques pour la plupart s’écrivant dans le sens vertical, de haut en bas. Toutefois, l’influence de l’écriture phénicienne a fait que ses utilisateurs l’écrivent horizontalement et de droite à gauche, sur le modèle des écritures sémitiques.

Néanmoins, la forme orientale de l’écriture libyque, utilisée en Ifriqiya, compte, à l’instar du phénicien, 22 lettres ou signes (sans voyelles). La plupart des recherches situent l’utilisation de cette écriture au VIIème ou VIème siècle av. JC.

Cependant, avec la fin de la présence romaine dans le pays au cours du Vème siècle, le libyque a pratiquement disparu, après avoir existé durant une dizaine de siècles. Le Tifinagh qui lui a succédé, est considéré comme la forme la plus élaborée de l'alphabet libyque, connu au cours de la période carthaginoise. D'ailleurs, des populations berbères du Sahara (les Touareg) utilisent encore de nos jours cette écriture.

2- Présence d’écritures de la rive nord méditerranéenne : le grec et le latin 

L'apparition de l'écriture grecque en Ifriqiya, signifiant la présence d'une communauté de même origine et la pratique d'échanges avec le pays, remonte à une période antérieure au IVème siècle av. JC, soit autant de siècles après la fondation de Carthage. Utilisant l'alphabet phénicien dès le IXème siècle av. JC pour écrire leur langue, les Grecs ont introduit de nouvelles lettres (voyelles) pour transcrire la phonétique existante, ce qui a permis l'apparition des syllabes.

Six siècles plus tard (IIIème siècle .av. JC), l'écriture latine a connu différentes formes. Son apparition à Carthage a accompagné l'arrivée des Romains, au milieu du IIème siècle av. JC. La domination de ces derniers a engendré une grande diffusion du latin à travers tout l'empire.  Le phénomène d’hégémonie a même provoqué le recul, voire la disparition de certaines écritures locales.

3- Les écritures sémitiques au pays de Carthage :

L'hébreu de la Thora, ou l'hébreu phénicien, dispose de lettres simplifiées qui caractérisent les langues sémitiques, à l'instar de la langue du Coran. S'écrivant aussi de droite à gauche et sans transcriptions de voyelles comme le phénicien, l'usage de cette forme d'écriture (comptant 22 signes ou consonnes) a duré jusqu'au milieu du Ier siècle av. JC. Cette époque a vu l'introduction des lettres assyriennes, dérivées de l’araméen ou ce qu'on appelle l'écriture hébraïque carrée, connue en Tunisie au IIème siècle, environ.[4]
 

L'usage de toutes les écritures citées en Ifriqiya, terre des trois religions monothéistes, est attesté encore de nos jours par de nombreuses sources. Avec l'expansion de l'Islam au VIIème siècle et la fondation de Kairouan, le patrimoine linguistique de l'Ifriqiya s'enrichit davantage avec l'écriture arabe dont la langue est devenue celle du pays. C’est la langue des textes saints et des savoirs arabo-musulmans, à l’instar de ce qu’était le latin pour la bible et les civilisations européennes. 

L'alphabet arabe compte 28 consonnes, soit six de plus que l’hébreu ou le phénicien. Les signes phonétiques, c'est-à-dire, les points distinguant certaines lettres comme le : ف ق ب ت ث  s'écrivent de la même façon presque que les voyelles : الفتحة، الضمّة، الكسرة و التّنوين). Ils ont été introduits par les grammairiens musulmans d'origine perse au VIIème siècle, Aboul Aswad Ad-Douâli (603-688) et Al Khalil Ibn Ahmed Al Farahidi (718-789), vers la fin du VIIIème siècle.

Dérivé de l'écriture nabatéenne, issue de l'araméenne (d'origine phénicienne, toutes les deux), l'alphabet arabe est utilisé, non seulement en tant que support de la langue véhiculant les textes saints (Coran et Hadith), mais encore par plusieurs langues d'Asie orientale et centrale. Parmi celles-ci, nous  citons l'ourdou, le perse ou encore le turc (jusqu'en 1924 avec la fin du Khalifat, aboli par Mustapha-Kamel Atatürk).

En outre, des populations musulmanes en Afrique, en Inde, en Indonésie ou même en Chine et ailleurs, ont utilisé l'alphabet arabe pour la transcription de leurs langues respectives. La diffusion de l'Islam dans le monde a eu pour corollaire (à l’instar du christianisme et du latin, à l’époque romaine notamment) la diffusion de la langue arabe et de son alphabet.

II - Brassage linguistique en Tunisie contemporaine : 

1- De l'introduction des langues modernes en Tunisie

Avec l'introduction de l'enseignement moderne dans le pays de Carthage, au milieu du XIXème  siècle, l'enseignement des langues européennes (le turc, l'anglais, l’italien et le français, notamment) trouva sa place dans les cursus de l'école polytechnique du Bardo, institution de formation d'élite militaire, fondée en 1840. Plus de trois décennies plus tard, on crée le collège Sadiki sur la modèle des collèges arabes- français d'Algérie. Les cursus y accordent une place aux langues citées, en plus de la langue maternelle des élèves.

Parallèlement, les écoles des congrégations religieuses des communautés européennes résidentes en Tunisie dispensent les cours dans les langues maternelles des élèves (italiens, français maltais, etc...). L'hébreu, langue des textes saints d'une partie des nationaux, est dispensé dans les écoles rabbiniques puis dans celles de l'Alliance israélite. En outre,  les Kouttabs, disséminés à travers les agglomérations du pays, et la vieille université de la Zeytouna, avec ses différentes annexes, formaient le réseau scolaire des nationaux musulmans.[5]

          Avec la colonisation du pays et la création, deux ans plus tard, de la Direction de l'Instruction publique en 1883, la langue française devient véhiculaire de la plupart des enseignements. Une place secondaire est accordée à la langue arabe, aux côtés des langues européennes déjà citées.

À L’indépendance du pays, la politique scolaire, privilégiant l’option de l’ouverture culturelle de la Tunisie sur son environnement méditerranéen, continua dans la même orientation en renforçant, toutefois, l’enseignement de la langue nationale. Les choix des investissements dans le secteur touristique, dans le cadre de projets nationaux de développement, consacrent l’usage du plurilinguisme.

 Actuellement, dans l’enseignement primaire, aux côtés de la langue arabe véhiculaire des matières dispensées, deux langues étrangères (obligatoires) sont enseignées. Il s’agit du français et de l’anglais. Au niveau de l’enseignement du second degré, outre les langues citées, les cursus réservent une place à cinq autres langues optionnelles qui sont : l’italien, l’allemand, l’espagnol, le russe et le turc introduit récemment.  A l’université, davantage de langues et de spécialités sont enseignées, dont :  le latin, le grec, l’hébreu, le chinois, le coréen, le portugais, etc.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                            

L'on ne peut oublier  ici le rôle de l'Institut Bourguiba des Langues Vivantes  (IBLV) et des séjours linguistiques qu’il organise en permanence pour l’apprentissage de la langue nationale, notamment auprès de publics affluant de nombreux pays du monde. Il va de même pour la contribution des Centres culturels relevant des différentes représentations diplomatiques, à Tunis et participant activement à la diffusion des langues de leurs pays auprès de publics divers. 

Aujourd’hui, la Tunisie demeure la destination touristique du monde entier, dont les langues sont couramment parlées par les commerçants des souks et des personnels des différents hôtels du pays.

2 – Le multilinguisme, une source d’enrichissement culturel :

À travers sa longue histoire, liée aux savoirs écrits depuis l’apparition de l’alphabet phénicien en méditerranée orientale et sa diffusion par les échanges au moyen des comptoirs installés dans de nombreuses régions, la Tunisie a été toujours ouverte aux langues des ports, dont la lingua franca. Le pays " côtier ", (sans grande profondeur géographique) dont la langue d’origine est le Libyque ou le berbère, a été donc de tout temps polyglotte, grâce à son littoral s’étendant sur plus de 1.400 km.

Source d’enrichissement civilisationnel, chacune des langues pratiquées véhicule des contenus de toute une culture, où la dialectique identité/ altérité génère en permanence les composantes de l’universel. Ainsi, à l’image de la sédimentation, toutes les langues et les cultures que le pays de Carthage a connues, ont formé une synthèse civilisationnelle méditerranéenne imprégnant durablement la Tunisie jusqu’à nos jours.[6]

D’ailleurs, la langue arabe au Maghreb, profitant largement de la présence d’autres langues européennes rivales, notamment au cours des périodes modernes, contemporaines et coloniales, s’est développée considérablement en enrichissant ses différents registres : scientifique, littéraire et familier par les échos des idées de la Renaissance puis des Lumières.

Pour leur part, les langues européennes de la rive nord  de la méditerranée (espagnole et française particulièrement) ont connu, par l’effet de réciprocité, une extension considérable de leurs différents registres linguistiques à partir du moyen âge, précisément, grâce à l’apport de la langue arabe dans tous les domaines.



CONCLUSION :

Échanges économiques, échanges culturels et humains ont contribué à rapprocher les distances entre les rives de cette méditerranée braudelienne, faisant de la circulation des hommes, des biens et des idées à travers la longue durée, une réalité permanente. Celle-ci, en s’inscrivant dans l’universel, a transcendé, malgré tout, les vicissitudes des conflits historiques. Le produit de cette intersection ou rencontre entre l’identité et l’altérité, parfois violente, s’est transformé en bien humain commun que Kateb Yassine a qualifié, dans un contexte particulier,  par une expression devenue célèbre de "butin de guerre" permettant, il est vrai, l’accès à l’universalité. 

L’usage des langues ou du multilinguisme,  instrument d’intercommunication, garantit la permanence des contributions à la civilisation humaine et à son développement. L’ouverture de l’identité sur l’altérité, notamment au niveau de l’urbanisme et de l’architecture particulièrement, demeure ainsi la source d’enrichissement continu du fond humain[7].

Enfin cette approche pourrait-elle servir à « repenser » la ville dans sa dimension interculturelle et universelle pour sortir du cloisonnement de l’aspect technique de la question de l’aménagement de l’espace, afin de produire et reproduire de l’humain. Appréhender la  ville hors des composantes patrimoniales, matérielles et immatérielles, formant son identité culturelle et spatiale ainsi que celle de ses citoyens, c’est produire le déracinement générateur de conséquences sociologiques néfastes dont la délinquance, voire la criminalité…







[1] En observant aussi, à la périphérie des villes la prolifération de cités de bétons à habitat vertical (sans espace vert d’ailleurs), totalement désintégrées du paysage local, et souvent au détriment des terres agricoles, on demeure perplexe quant à la manière de la gestion sociale de l’espace et de la construction de l’urbain.  Au moment où dans les pays du Nord, on est en train de raser, depuis quelques décennies, les tours de bétons, vu les conséquences sociologiques connues que ce type d’habitat a produit, dans les pays du Sud, on répète les mêmes erreurs sans se soucier encore de l’importance de l’humain dans les projets d’aménagement.



        2اللاذقية: دار الحوار ، 1984، 232 ص. انظر هبو احمد، الأبجدية: نشأة الكتابة وأشكالها عند الشعوب، ط  [2]


3 راجع فنطر محمد حسين     -   الفينيقيون: بناء المتوسط، تونس: أليف 1998 ،183ص.
                                                                  -        الحروف والصورة في عالم قرطاج، تونس: أليف، 1999، 373ص
                                                                                               -  الفينيقيون وقرطاج، تونس: أليف، 2005، 71ص.


[4] Voir Bannour Abderazak, les écritures en méditerranée, Tunis : Edisud, 2004 ,165P.

[5] Voir AYACHI Mokhtar, Ecoles et société en Tunisie (1930.1958) ; Tunis : CERES, 2003.474p.

 [6]   راجع العياشي مختار. في تاريخ المدرسة التونسية: خلاصة 32 قرنا من الكتابة والمعرفة والتعليم ( 1101ق م-2007)، تونس: مركز النشر الجامعي، 2012، 420ص.


[7] Mosbah Chiraz, « L’héritage colonial de la ville de Tunis entre 1900 et 1930 : Etude architecturale et décorative des édifices de style néo-mauresque », Thèse de Doctorat, Cf.  Compte-rendu in Rawafid, revue de l’Institut Supérieur d’Histoire de la Tunisie Contemporaine, n° 17, Tunis, université de la Manouba, 2012,  pp. 77-86.