dimanche 28 mai 2017

Compte-rendu de soutenance de thèse en didactique de l'histoire - Italie



Compte-rendu de soutenance de thèse en Didactique de l’Histoire


Candidate : Maria Lucenti
Université de Genova – Italie
Sous la codirection des professeurs : Anna Antoniazzi & Mokhtar Ayachi


Titre : Une autre histoire : le monde arabo-musulman et l’Occident
dans les manuels italiens et tunisiens


Cette thèse comprend cinq chapitres, dont deux traitent du regard croisé de l’altérité, vu réciproquement, à travers les grilles des manuels scolaires en usage dans les deux pays méditerranéens : l’Italie et la Tunisie.

Après un premier chapitre méthodologique justifiant le choix du sujet et présentant sa problématique, la candidate consacre un second chapitre à l’aspect pédagogique et didactique de l’interculturel dans une société italienne plurielle. Enfin, un dernier chapitre est réservé au croisement identité/altérité,  au niveau du référentiel féminin en Tunisie, avant de présenter par la suite les résultats de sa recherche.

Maria Lucenti commence par se poser la question sur « le comment les manuels scolaires en Italie se représentent-ils le monde arabo-musulman » en justifiant sa problématique de recherche. Et ceci pour trois grandes raisons :

    - la première liée à la présence dans les écoles italiennes d’élèves musulmans nés en Italie,
   - la deuxième liée à la présence d’un Islam européen balkanique notamment ainsi que les échanges culturels historiques qu’on ne peut nier entre les civilisations européennes et l’Islam (Andalousie, Sicile et ailleurs)…
    - la troisième et dernière raison est liée au phénomène de l’extrémisme religieux, impliquant la Tunisie à partir des événements de 2011 au Sud de la Méditerranée.

            Maria Lucenti tente d’éclairer dans son travail les causes de ce phénomène dans les corpus scolaire qu’elle analyse. Mais il y a d’autres réalités et d’autres hypothèses non moins importantes dont nous en présentons au moins deux :

1 – Il y a un grand amalgame entre religion, extrémisme et violence, tout en sachant que les trois religions monothéistes incitent à la paix et à l’amour du prochain. Mais il s’agit plutôt d’usages religieux et idéologiques de partis politiques islamistes à dénoncer. La cause n’est pas à chercher réellement dans les manuels scolaires. Elle se situe ailleurs…

2 – A la faveur de la chute du régime dictatorial en Tunisie en 2011 et de l’accaparement du pouvoir pendant trois ans  (entre 2011-2014) par le parti islamiste et ses alliés (la Troïka) après le retour d’exil de leurs cadres, des réseaux internationaux d’expéditions de milliers de jeunes mercenaires (garçons et filles aussi bien européens qu’arabes), vers la Syrie, l’Iraq et la Libye ont été mis en place avec l’aide de la Turquie d’Erdogan, du Royaume wahhabite et du Qatar notamment. Comme en Afghanistan à l’époque, en Bosnie et autres pays balkaniques, à la fin de la Guerre Froide, les guerres par procuration se préparent d’abord par l’endoctrinement de jeunes mercenaires recrutés notamment chez les jeunes chômeurs diplômés. Tous les alibis et autres légitimations de prostitutions religieuses (Jihad Nikah) sont mobilisés comme objet de recours pour la réalisation de telles campagnes abjectes.

Il s’agit donc d’une véritable coalition, mettant en connexion des intérêts stratégiques occidentaux avec ceux de l’Internationale des Frères Musulmans, qui a tracé une « autoroute du Jihad » (transeuropéenne via la Turquie), provoquant l’internationalisation d’une guerre civile destructrice entre Chiites et Sunnites, notamment dans les deux premiers pays cités. L’on ne peut logiquement imputer ces desseins politiques d’envergures internationales (mettant en confrontation l’Iran Chiite et ses alliés syriens et libanais contre le Royaume sunnite d’Arabie et  autres monarchies pétrolières), aux manuels scolaires et à l’institution éducative, elle-même, « accusée de produire de jeunes Jihadistes », plutôt que de futurs citoyens !

Par ailleurs, après les dernières élections en Tunisie de 2015 et l’élimination des islamistes et de leurs alliés du pouvoir, il y a eu la création de Commissions d’enquêtes parlementaires sur les responsabilités des crimes d’endoctrinement de jeunes, de leur financement et leur envoi dans les zones de conflit au Moyen Orient. Nous attendons toujours en Tunisie les résultats de telles enquêtes qui impliquent essentiellement[1] des chefs du principal parti islamiste, aujourd’hui associé au gouvernement…

Depuis la réforme scolaire de 1989 et la loi de 1991 officialisant les nouveaux choix d’épuration des manuels de contenus idéologiquement islamistes qui y ont glissé durant quelques années, nous pouvons considérer que les corpus scolaires ont retrouvé leur orientation moderniste, en rapport avec l’esprit des textes fondateurs du système éducatif national de 1958.

Toutes ces considérations d’histoire immédiate, en rapport avec l’actualité brulante, ne peuvent exclure, bien au contraire, l’intérêt qu’on porte toujours aux manuels scolaires en tenant compte de la construction de l’autre à partir d’analyse croisée de ces supports didactiques aussi bien italiens que tunisiens que tente ici la candidate dans sa thèse.

La recherche de Maria Lucenti se base également sur support empirique d’une enquête réalisée auprès de deux groupes d’élèves et d’étudiants. L’approche comparatiste menée dans ce travail a conduit son auteure vers la didactique interculturelle entre principe et pratiques devant la présence accrue de communautés immigrées en Europe où l’on cherche des solutions d’intégration tout en reconnaissant les spécificités des communautés installées dans les pays d’accueil.

Les finalités de la pédagogie et de la didactique interculturelle est la réalisation de canaux d’échanges et de dialogue dans la diversité culturelle dépassant la simple coexistence communautaire dans la tolérance et le pluriculturalisme.

Dépasser le cadre théorique pédagogique vers la réalisation pratique de l’inter culturalité, c’est ce qu’essaye de démontrer Maria Lucenti en focalisant sur l’usage du manuel en tant qu’outil privilégié de transmission des trois savoirs : savoir scientifique, savoir-faire et savoir-être (valeurs de civiles).

Pour cela, l’auteure de la thèse a passé en revue les plus importantes études et recherches à l’échelle internationale, comme celles d’Agostino Portera, de l’Université de Vérone (2000), de Pierre Giovani (2009) sur le manuel d’histoire en Italie du fascisme à la République, l’importante œuvre d’Edouard Saïd sur l’Orientalisme, les travaux de l’Institut Georges Eckert en 2010 sur les représentations de l’Islam dans les manuels européens qui colportent une même image pour tous les musulmans ignorant les variétés culturelles comme si l’Islam est une culture et non pas une croyance… Une autre étude réalisée par Marlène Nasr (2001) en Italie est citée. Elle montre comment les Arabes sont représentés dans tout ce qui est différent, tout ce qui peut éloigner en tant que stéréotypes (pauvreté, marginalité, ignorance, mode de vie…).

Sur les manuels tunisiens, les travaux de Driss Abassi (2009) et ceux faits ou supervisés par moi-même (2009 et 2010) sont évoqués concernant les référentiels identitaires méditerranéens de la Tunisie.

Au chapitre de l’analyse structurelle des manuels italiens d’histoire, ce qui est frappant est la manière stéréotypée de se représenter le phénomène de l’immigration de cet autre  « désespéré », débarquant de bateaux surchargés, à la manière de cargaisons de marchandises sans valeur.

Les images colportées (p. 98, 99 et 101) ont tendance à associer « immigration, monde arabo-musulman, Afrique, menaces… » provenant de cette Méditerranée qui sépare au lieu d’unir, de cette ancienne courroie de transmission entre l’Afrique, le Moyen Orient et l’Europe. Cette Méditerranée est devenue, de la sorte, la frontière entre la pauvreté et l’opulence, entre le sous-développement, l’archaïsme et le progrès.

Dans sa lecture critique des manuels italiens, la candidate souligne l’absence de contextualisation, des nuances entre l’Islam historique et l’aujourd’hui. Un seul manuel italien « les Voix de l’histoire 2 » (1ère année de l’école supérieure) aborde le thème du monde arabo-musulman de manière relativement impartiale, mais créant toutefois un amalgame entre terrorisme, en tant que phénomène, et l’Islam en tant que religion.

La frontière méditerranéenne érigée par la thèse d’Henri Pirenne, impose une image fossilisée, hors du temps immobile, figée d’un Maghreb et d’un Moyen Orient moyennageux se situant hors de l’histoire… Certains manuels comme « Les Voix de l’histoire et de l’actualité » (3ème année) ou « Géopolis 2 » adoptent un anachronisme historique caricatural en parlant d’une part d’un « monde bédouin archaïque », et de l’autre de « femmes soumises qui ne peuvent pas parfois conduire la voiture » ! ...

En comparant avec une lecture critique croisée de manuels Nord/Sud, M. Lucenti, après avoir retracé l’historique du système éducatif tunisien durant la période coloniale, met le focus sur la Réforme-Charfi de 1989, déjà évoquée, destinée à rationaliser les cursus scolaires et les purger des présupposés idéologiques islamistes considérés comme obstacles à l’ouverture sur les autres civilisations.

En menant une bonne analyse structurelle des manuels tunisiens, l’auteure de la thèse montre le type d’image de l’Europe qui y est présenté, cette Europe en tant que partenaire géographique, économique et culturel. Il s’agit d’analyses pertinentes dans la comparaison entre manuels des années 60 au lendemain de l’Indépendance, avec ceux des 2000. Les points forts ainsi que les points faibles de ces manuels (au niveau des contenus, forme, qualité d’impression) sont évoqués.

Enfin dans un dernier chapitre du travail, la candidate traite du référentiel féminin entre passé et présent  en Tunisie, contredisant les stéréotypes colportés par les manuels en Italie. Il s’agit réellement d’une réflexion pertinente se basant aussi sur des entretiens et où j’ai appris beaucoup de détails sur l’histoire des femmes tunisiennes.

Ce que je recommande ici, au niveau quantitatif de l’équilibre des chapitres de la thèse (qui sera certainement éditée en tant que livre) est de développer davantage cette thématique pour aboutir à un double volume de pages équivalent à celui des chapitres précédents.

Quant aux résultats de la recherche qui concourent à édifier une autre histoire impartiale débarrassée de stéréotypes en brisant cette frontière de l’incompréhension devant plutôt rapprocher davantage l’Occident du monde du Sud de la Méditerranée, ils sont de l’ordre suivant :
- les préjugés colportés en Europe par les manuels scolaires contre les Musulmans empêchent l’intégration sociale et culturelle dans la société d’accueil de jeunes italiens (ou européens) nés dans le pays, de confession musulmane,
2 – les risques de non reconnaissance culturelle seraient responsables de réactions violentes et d’extrémismes religieux, contribuant à creuser davantage le fossé entre les rives Nord et Sud de la Méditerranée,
3 – les défis sont doubles autour de la question de la reconnaissance de l’altérité méditerranéenne :
- Édifier au moyen du manuel, support didactique précieux, des rapports constructifs en faisant de la Méditerranée un pont entre l’Orient et l’Occident, entre l’Afrique et l’Europe,
- Combattre les stéréotypes sur l’altérité qui empêchent de construire une société italienne interculturelle, conformément d’ailleurs aux recommandations officielles. En effet, le multiculturalisme ne peut mener que vers le communautarisme, source de tensions sociales permanentes.

Enfin, en guise de perspectives, Maria Lucenti avance quelques pistes de recherche des deux côtés de la Méditerranée (aussi bien en Tunisie qu’en Italie). Ce sera son futur itinéraire de  recherche qui fera d’elle une spécialiste de la didactique de l’interculturalité, non seulement en Italie, mais aussi de l’interculturalité méditerranéenne. Et là, je ne peux qu’être très satisfait d’avoir contribué à sa formation.


Genova, le 26 avril 2017


[1] Il y aurait également d’autres responsables appartenant à d’autres partis…

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