mercredi 23 novembre 2016

Enseigner avec le récit en histoire


 Enseigner avec le récit en histoire
Stéphane Calvo janvier 2014

1.      Approche globale : le récit en Histoire

Les programmes nous demandent d’incarner l’Histoire, lui donner « de la chair et du sang » afin de créer du sens, soutenir l’intérêt des élèves et leur permettre d’acquérir une culture historique.
Le récit est l’outil privilégié pour mettre en oeuvre cette démarche mais le récit en histoire n’est pas une narration comme au temps des débuts de la III° République quand l’histoire s’est imposée dans l’éducation des enfants avec comme fondement le récit de l’histoire de France … ce récit fondateur est en fait un récit de fondation celui de la nation et de la République qui accompagna les élèves et les maîtres durant de longues décennies avec le « petit Lavisse » … le temps de l’affirmation républicaine où le récit ne fut pas interrogé pour lui-même. Alors, qu’est ce que le récit aujourd’hui ?
Le récit pose 3 questions dans la procédure historienne :
- Celle du rapport à l’événement : la description de l’événement, loin de se borner à une chronologie des faits, contient dans sa trame le sens de l’événement
- Celle du rapport au témoin, qui est celle de la procédure par laquelle s’élabore la connaissance historique. Le récit de l’historien ne peut se construire que sur la foi du témoignage des acteurs interrogés de manière critique en effaçant la parole partiale (On interroge les sources historiques)
- Celle des modalités spécifiques du récit historique : Certes la contrainte temporelle du temps historique et la réalité du passé ne sont pas imaginaires, mais sont imaginables car la construction du passé doit s’aider de l’imagination. La crédibilité de la fiction exige d’historiciser le passé raconté : « une voix parle qui dit, selon elle, ce qui s’est passé. Pour le lecteur ou l’auditeur le contrat est que ce qui est rapporté par la voix narrative appartient au passé et ainsi ce qui est formulé ressemble à des événements passés. Il y a bien ici fictionnalisation de récit d’histoire.

QUELQUES REFERENCES DIDACTIQUES ET SCIENTIFIQUES:

Paul Ricoeur (Temps et Récit, Point Seuil, Trois volumes parus en 83, 84 et 85):

1. Le récit est une « mise en intrigue », donc une manière de trier des informations et d’en organiser la présentation pour créer un objet et lui donner un sens ; dans la création du récit, il y a donc un amont et un aval : le temps « préfiguré » de la conception (ou de la recherche) est « configuré » par le récit et « refiguré » par la lecture ou la parole ; la « mise en intrigue » transforme une diversité d’événements ou de situations en une histoire unifiée, donc une « totalité signifiante », donc une « synthèse de l’hétérogène » de laquelle surgit une intelligibilité, une logique, une « force explicative » Depuis Temps et Récit, tous les historiens revendiquent le récit comme modalité d’écriture de l’histoire (dans les années 1980 par exemple : Georges Duby et Guillaume le Maréchal)
2. Il n’y a « de temps pensé que raconté » : donc l’histoire passe toujours par le récit et la compréhension de l’histoire est toujours compréhension du récit ; seule l’activité narrative a le pouvoir de « refigurer » le temps.
3. Le récit entrecroise un récit historique et un récit de fiction (leur origine commune est l’épopée)


Henri Moniot : (Didactique de l’Histoire, Nathan pédagogie, 1993)

L’histoire est narrative (page 71 et suivantes)
Il existe depuis peu un « retour du récit » : faut-il s’en émerveiller (le public veut de l’histoire), faut-il s’en inquiéter (soft-idéologie et complaisance éditoriale) ? Or la narration est le principe même de l’histoire, c’est une initiative constituante, c’est l’apport d’une intelligibilité.

Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire (Point Seuil, 1996)

Mise en intrigue et narrativité : page 245 et suivantes
La mise en intrigue commence avec le découpage de l’objet, l’identification d’un début et d’une fin…..elle porte aussi sur les personnages et les scènes. Elle est choix des acteurs et des épisodes (une liste de personnages et une suite de décors)….elle décide aussi du niveau auquel on se place : de plus ou moins près. Mais ce choix implique davantage : il constitue les faits comme tels ….et la configuration entraîne l’explication. L’histoire raconte et c’est en racontant qu’elle explique

Quelques définitions :(adaptées de Benveniste)

Texte : ensemble d’énoncés, écrits ou oraux, qui a une cohérence ou une cohésion propres. Le texte se décompose en séquences qui ont une certaine autonomie tout en étant en interaction avec le texte. On distingue des séquences narratives, descriptives, argumentatives, explicatives, dialogales.

Narration : production d’un récit dont le lecteur virtuel est appelé le narrataire. Le narrateur est un tiers fictif distinct de l’auteur : il peut être extra diégétique (extérieur à l’histoire) ou intra diégétique (il est l’un des personnages de l’histoire)

Discours : c’est un texte considéré dans son contexte (ou situation d’énonciation – donc un texte de manuel scolaire est un discours ; idem la parole d’un professeur). On distingue plusieurs types de discours : littéraire, philosophique, scientifique, publicitaire,…mais aussi des genres : roman, nouvelle, conte, récit, poésie, tragédie, drame, comédie, essai, autobiographie, journal intime,…

Récit : c’est le produit de la narration. Le récit rassemble un ensemble d’événements ayant une unité thématique, les organise temporellement et construit un process (transformation entre une situation initiale et une situation finale). L’histoire est le contenu du récit.

Focalisation : sélection de l’information narrative, donc c’est une vision, un point de vue, une perspective narrative. La focalisation zéro (le narrateur raconte comme s’il en savait plus que tous les personnages), la focalisation externe (il en dit moins que n’en savent les personnages) et la focalisation interne (il ne dit que ce que sait tel personnage).

2. Approche pédagogique : pourquoi utiliser le récit en classe de collège?

L’expression écrite des élèves doit être une pratique courante en classe d’histoire géographie, dans cette démarche le récit est un outil pédagogique de première importance. Depuis plus d’une dizaine d’années nous fonctionnons sur la progression suivante dans l’apprentissage du récit.
A la fin de la sixième, les élèves devraient être capables de rédiger une phrase simple pouvant servir de conclusion à une séquence en classe, de transcrire une information tirée d’une image ou d’une carte, de mettre en relation deux documents.
Au cycle central, ces démarches pédagogiques demeurent mais les élèves sont conduits à plus d’autonomie … exercices classe/maison et une pratique plus prononcée de la documentation sous ses différentes formes (manuel, recherche autonome au CDI, TICE…) Les élèves doivent en outre commencer à s’exercer à la synthèse dont la première étape est le croisement de quelques informations tirées de documents. L’expression de cette synthèse peut être écrite ou orale.
En troisième : la suite logique de ce long travail de préparation doit mener les élèves à une meilleure mobilisation des connaissances acquises et leur permettre d’écrire des textes d’une vingtaine de lignes

Il faut veiller à adapter cette progression dans la construction du « récit historique » par les élèves

NB. La progressivité des acquisitions en matière d’aptitude à la communication écrite tient compte du rythme des apprentissages en français : programme après programme, le travail d’équipe est indispensable. Derrière les spécificités de chaque discipline, les élèves doivent être en mesure de ressentir le projet fondamental commun.

Le projet d’écriture et d’oralité doit donc mobiliser le professeur d’histoire-géographie en dehors des compétences propres à sa discipline … Une réflexion doit donc s’engager sur ces compétences croisées avec les professeurs de lettres …
En exergue des programmes :
« Exposer leurs connaissances en construisant de courts récits (on tiendra compte des progressions prévues en français pour l’expression écrite et l’expression orale) »

Dans les programmes le récit peut être tantôt descriptif, tantôt explicatif, et souvent une combinaison des deux. (La capacité expliquer est incluse dans le récit). Il faut absolument faire passer l’idée que le récit est aussi explication. Il comprend une dimension descriptive (les faits, les événements, les acteurs), une dimension explicative (idées, notions concepts et arguments, causes/conséquences ?)
Dans l’idée des auteurs (historiens) de cette partie du programme, il faut faire passer l’élève d’une attitude passive (intellectuellement) à une position d’auteur de l’histoire. Il traite ainsi des sources, des documents (ce qui n’a plus rien à voir avec une lecture guidée par une succession de questions) dans le but de construire un récit à propos d’une question ouverte, qui va permettre de construire la mise en intrigue. L’élève doit lors d’une tâche complexe, communiquer (à l’écrit non pas pour écrire, et à l’oral non pas pour parler, mais pour faire passer un message) en faisant passer les enjeux et les aspects d’une question à un public, méconnaissant le sujet. (Exemple : raconter la fondation légendaire de Rome.)

Le récit en classe peut avoir plusieurs aspects et plusieurs modalités :

La réapparition du récit dans la classe, dans une forme épistémologiquement fondée, justifie de construire des récits cohérents par le professeur et d’en faire construire aux élèves en respectant les règles de construction ou faisant analyser et identifier comme tel un récit historique. Le récit conduit à revaloriser le texte ou le discours construit qui raconte l’histoire …et à acquérir les compétences « raconter et expliquer » et « décrire et expliquer »

3 postures pour « raconter » : lecture / écriture / audio-vision

3 acteurs : le prof, l’élève, le medium (intervenant / audiovisuel …)

2 situations : orale et écrite

Le récit du prof : un éclat du récit, l’incarnation de l’histoire comme construction du savoir.
Le récit ici est utilisé comme illustration. Il est interrogé de manière déductive et peut en deuxième temps être utilisé comme « document » dans la construction du savoir ainsi que de la sélection d’informations …

La progressivité des différents niveaux du récit (en prenant l’exemple du récit de la fondation de Marseille par les Phocéens (6°) : les élèves sur ce travail, guidés par leur prof, sont en posture de produire du récit ou d’interroger le récit …)

1. Le récit factuel : Avec un objectif de maîtrise de la chronologie … On va raconter le périple des Phocéens, en insistant sur le « où », le « quand » et en exposant « un fait ». Les « mots du Français » utilisés ici sont « d’abord/Ensuite/Puis … »
2. Le récit explicatif : on inclut ici le récit des connaissances visées par les objectifs de la leçon … On va insister sur la notion de « cité » et la localisation … Les « mots du Français » utilisés ici sont « c’est pourquoi/ ainsi … »
3. Le récit analytique. On aborde le coeur de la leçon … Ici on analyse le concept de colonisation … . Les « mots du Français » utilisés ici sont « selon, car, donc … »
4. le récit critique : niveau inabordable pour les élèves avant la 4° mais qui doit l’être en collaboration avec le professeur dès la 6° Pour l’étude de Marseille, on va confronter le mythe avec la réalité … . Les « mots du Français » utilisés ici sont « Cependant, par ailleurs … »

La construction du récit par les élèves :

- La narration : Mise en ordre d’informations de sources diverses comme avec l’enfant à Rome dans le programme de 6° pour faire découvrir la République romaine en interrogeant un récit fictif … Ici nous sommes en présence d’un récit de type historique ou croisé avec le Français dans le genre autobiographie fictionnelle … reste à définir l’activité des élèves car nous sommes loin ici de la rédaction de la petite phrase de conclusion du programme
- La composition : Après un questionnement sur des documents et la mise en évidence de « mots clés » rédaction d’un petit paragraphe sur un thème précis : ex : Les Grandes Panathénées en 6° ou la crise de la monarchie en 4°

Ici nous sommes dans le récit de l’histoire problématisée avec un récit argumentatif (justifications)
3. Approche pédagogique : quelques pistes

Vous trouverez sur le lien ci-dessous une progression, en huit paliers, dans l’apprentissage du récit en histoire, dans un niveau charnière en collège : la 5°, travail établi en collaboration avec Véronique Ponton. Vous y trouverez également un diaporama sur un de ces paliers : la construction du récit de la chevauchée de Jeanne d’Arc

http://www.ac-grenoble.fr/disciplines/hg/articles.php?lng=fr&pg=146

4. Bibliographie / sitographie

Le récit en Histoire (parmi de nombreux ouvrages et articles)
PROST Antoine, Douze leçons sur l’histoire, Seuil, 1996.
RICOEUR Paul, Temps et récit, tomes 1- 2- 3, poche 1991.
VEYNE Paul, Comment on écrit l’histoire?, Point Seuil, 1978.
DE CERTEAU Michel, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975
MONIOT HENRI, Didactique de l’Histoire, Nathan pédagogie, 1993
CARIOU Didier, Références à l’épistémologie de l’histoire et des sciences humaines dans deux recherches en didactique de l’histoire : http://ecehg.inrp.fr/ECEHG/formations/journees-d-etude-didactique/journees-d-etude- didactique-2007/jed2007_pdf/cariou.pdf
Fiche de Temps et récit de Paul RICOEUR: http://digression.forum-actif.net/ricoeur-f26/l-intrigue-et-le-recit-historique-temps-et-recit-i-t139
Le récit en français
Le récit en français : le schéma narratif http://emile.simonnet.free.fr/sitfen/narrat/narr0001.htm

Vade-mecum des capacités en histoire-géographie-éducation civique : Raconter / Décrire

Didactique et enseignement de l’histoire-géographie au collège et au lycée

Yannick Mével - Nicole Tutiaux-Guillon
Didactique et enseignement
de l’histoire-géographie
au collège et au lycée

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Cet ouvrage a fait l’objet d’une première publication aux Éditions Publibook en 2013

« La maman gorille ne peut pas simplifier la jungle à son bébé gorille, elle ne peut que lui apprendre à s’y débrouiller. »
Nicole Riche, professeur, propos tenu en cours d’EAO,
Université de Paris 7, 1985


Introduction
Enseigner l’histoire et la géographie n’a pas grand-chose à voir avec l’éducation des gorilles. Former des enseignants d’histoire-géographie non plus. La métaphore placée en exergue de ce livre vise tout au plus à ouvrir le propos sur un sourire. Et, au-delà de ses limites, elle suggère trois idées qui ont guidé notre réflexion. Nul ne peut apprendre à la place d’autrui, ce sont les élèves qui doivent faire le travail. Le monde, les sociétés humaines, objets de nos disciplines, ne peuvent se réduire à des idées simples, à des idées courtes : comprendre le monde, c’est en appréhender la complexité. Les questions d’enseignement traitées dans ce livre ne peuvent trouver des solutions toutes faites, mais les pistes de réflexion et les exemples pratiques ambitionnent d’aider les enseignants à se « débrouiller ».

Nous ne proposons donc pas ici une méthode clé en main pour réussir l’enseignement de l’histoire-géographie dans l’enseignement secondaire. Il ne s’agit pas non plus d’une réflexion sur ce qu’il faudrait faire dans un système scolaire idéal, dans des classes idéales. Il s’agit plutôt d’une proposition de pistes de travail pour résoudre des problèmes ouverts tels qu’ils se posent lorsqu’on enseigne nos disciplines.

Chacun des neuf chapitres qui suivent aborde un problème professionnel que rencontrent les professeurs d’histoire-géographie dans la préparation et la mise en œuvre de leurs cours de la 6e à la Tale. L’ensemble se situe dans le cadre des programmes français. Mais nombre de problèmes se rencontrent ailleurs, notamment dans l’espace francophone dès lors qu’il s’agit d’enseigner ces disciplines.

Une première série de problèmes est posée par les contenus : dans la trame infinie des savoirs sur le monde, sur les sociétés humaines, sur leurs espaces, sur leurs passés, lesquels doivent être acquis par les élèves ? Comment choisir ? Comment articuler ces savoirs avec ces idées souvent fortement présentes chez les élèves et que nous nommons « représentations sociales » ? Que faire des objets de savoir sensibles qui font controverse dans les savoirs savants ou experts ou plus encore dans la société ?

Une seconde série de problèmes se pose dès lors que nous considérons que savoir de l’histoire-géographie n’est pas apprendre le monde mais plutôt apprendre à penser le monde. Comment problématiser les savoirs ? Comment apprendre à raisonner en histoire-géographie ? Est-ce de cela qu’il s’agit dans la formulation des finalités, des compétences ou des capacités désormais prescrites ?





Une troisième série de problèmes se pose dès lors que nous considérons que de l’histoire-géographie passe par la mise au travail des élèves. Est-ce de cela qu’il s’agit lorsqu’on parle de faire accéder les élèves à l’autonomie ? Comment les faire écrire ? Quelles tâches, quelles consignes, quel questionnement, quel dialogue mettre en oeuvre ?

Le lecteur comprendra vite que la succession des neuf chapitres répond à une nécessité imposée par la structure linéaire d’un livre. Dans la réalité du travail des enseignants ces problèmes ne surgissent ni de façon dissociée ni à la suite l’un de l’autre. Ils sont imbriqués dans la complexité des situations d’enseignement et d’apprentissage. C’est pourquoi les questions traitées dialoguent entre elles, la réflexion est systémique. Nos propositions, nos réponses, font elles aussi système et même participent d’une théorie.

Les neuf problèmes que nous avons choisis ne couvrent pas, loin s’en faut, la totalité des questions que se posent les enseignants d’histoiregéographie. Nous les avons choisis parce qu’ils ont quelques caractéristiques communes. Ce sont des problèmes d’enseignant : problèmes de choix de pratique, de contenu, de gestes professionnels, de sens du métier. Si nous nous intéressons aux problèmes des élèves, par exemple au fait qu’ils éprouvent des difficultés à problématiser, nous les envisageons sous l’angle des problèmes de l’enseignant : ici sous l’angle de la difficulté (réelle et fréquente) à engager les élèves dans la problématisation. Adopter une telle posture suppose que nous renoncions à chercher l’explication dans une culpabilisation des élèves (trop bornés ou trop aliénés) ou des enseignants (incapables ou mal formés). Nous y voyons plutôt des défis à partager.

Il s’agit de problèmes qui se posent à tous les niveaux de la scolarité secondaire et quels que soient les élèves (qu’ils réussissent facilement ou non, qu’ils soient ou non en connivence avec la culture scolaire), mais aussi quelle que soit la pratique dominante des enseignants. Ils se posent à ceux qui préfèrent mettre au travail les élèves à travers le cours dialogué, comme à ceux qui préfèrent les mettre au travail à travers des tâches (travail sur documents, préparation d’exposés, situations problèmes, etc.) et à ceux qui préfèrent mettre au travail les élèves à travers le cours magistral. Ce dernier est, à nos yeux, une forme de mise en activité au même titre que les autres : suivre un cours magistral avec efficacité c’est tout sauf être intellectuellement passif ! Ces problèmes se posent à ceux, de loin les plus nombreux, qui préfèrent varier les formes de mise au travail des élèves en jouant de toute la palette des situations d’apprentissage. Enfin ces problèmes ont en commun d’avoir fait l’objet de travaux de recherche en didactique sur lesquels nous appuyons notre réflexion et nos propositions.




Celles-ci reposent en effet sur un double ancrage, dans la recherche et dans la pratique de classe, et sur une convergence dans la formation des enseignants d’histoire-géographie dans laquelle nous sommes engagés tous deux depuis des années.



Nous ne soulignerons jamais assez la contribution de nos étudiants et stagiaires à la genèse de ce livre : leurs questions, leurs objections, leurs essais, nos erreurs et nos réussites conjointes alimentent chaque proposition que nous faisons au fil des chapitres qui suivent. Dans leurs classes comme dans les nôtres, l’interaction avec les élèves a servi de sérum de vérité aux idées qui sont exposées ici : non pour déboucher sur des recettes infaillibles mais pour suggérer des possibles. Cet ancrage dans des pratiques de classe implique qu’il ne sera jamais question ici d’un élève idéal, de l’élève considéré, abstraitement, comme un être épistémique, générique ou représentatif voire moyen, jusqu’à ne correspondre à aucun élève réel. Les élèves, ce sont ceux avec qui chacun travaille au quotidien, ni tous bons élèves ni tous cancres, pour autant que ces catégories aient un sens. Ce n’est pas parce nous faisons un pari sur leur intelligence que nous ne connaissons pas les élèves et que nous supposons que cette intelligence est là a priori. L’intelligence, le savoirse construisent, et c’est tout l’enjeu de notre enseignement. Voici posées deux conceptions qui guident nos réflexions : le postulat d’éducabilité et la théorie constructiviste, ou socioconstructiviste. Le postulat d’éducabilité est défini par Meirieu comme le « postulat fondateur de toute activité éducative qui interdit d’attribuer une difficulté ou un échec d’un sujet à son "absence de dons" »1. Le constructivisme pose que le savoir ne se transmet pas d’un esprit à un autre comme on remplit un vase ou comme on marque un buvard, mais que l’acquérir suppose une activité intellectuelle volontaire et souvent coûteuse pour celui qui apprend. Adjoindre le préfixe « socio » signifie que cette activité intellectuelle s’exerce toujours dans l’interaction avec un enseignant, avec des pairs, parfois indirectement par des supports (livre, site Web, musée, derrière lesquels il y a d’autres esprits humains). Cela signifie, nous aurons l’occasion d’y revenir souvent, que le constructivisme ne se réduit pas à une pédagogie active, et qu’il ne conduit pas l’enseignant à s’effacer derrière l’animateur. Le constructivisme est un parti pris théorique sur lequel peuvent s’appuyer des pédagogies directives!

Le second ancrage de nos réflexions et propositions est celui de la recherche en didactique. Celle-ci, dans ce livre, n’est pas un point de départ : elle ne préside pas au choix des problèmes, elle ne dicte pas aux enseignants des résultats qu’ils n’auraient qu’à appliquer pour réussir. Ce n’est pas non plus un point d’arrivée : ce livre n’apporte aucun savoir nouveau qui enrichirait la recherche sur l’enseignement et l’apprentissage de l’histoiregéographie. Nous donnons ici aux savoirs issus de la recherche un statut de ressource professionnelle, convoquée lorsqu’il en est besoin : ressource pour penser, ressource pour faire des choix raisonnés dans l’action, ressource pour inventer ses pratiques. Les chercheurs en didactique appuient leurs travaux sur des observations du travail des élèves et des enseignants, sur des questionnaires, des entretiens : le savoir qu’ils produisent est, scientifiquement parlant, toujours empirique. Cependant les questions qu’ils se posent ne sont pas les questions des praticiens. Partons, pour illustrer cette différence d’une assertion d’élève : « Staline c’est comme Louis XIV, un monarque absolu ». L’enseignant se demande : vais-je autoriser cet élève à prolonger sa réflexion en s’appuyant sur cette première compréhension du pouvoir personnel, ou vais-je lui suggérer de la remettre en cause en s’appuyant sur les différences de contexte, de mode d’accession au pouvoir, de pratique du pouvoir ? Et il doit répondre très vite, dans le fil du cours en train de se faire. Le chercheur se demande : quel type de raisonnement cet élève met-il en œuvre pour parvenir à cette affirmation ? Cette assertion
Résulte-t-elle d’une représentation sociale du concept de « monarchie absolue» ? Et il dispose de temps, peut recourir à des méthodes d’enquête, des comparaisons, pour apporter une réponse. Lorsque l’un et l’autre engagent le dialogue, l’enseignant demande : en quoi le fait de savoir qu’il s’agit d’un usage d’une représentation sociale me permet-il de choisir comment j’oriente la réflexion de cet élève ? Le chercheur interroge : quels sont les effets de la prise en compte des représentations sociales des élèves par l’enseignant ? Nous affirmons que ce dialogue est fécond. Et particulièrement pour les enseignants, auxquels est destiné ce livre. À quoi leur servent les savoirs produits par la recherche en didactique ? Selon notre expérience de formateurs, à penser les choix au quotidien de la pratique. C’est pourquoi des travaux que nous jugerions incontournables s’il s’agissait de faire l’état de la recherche en didactique de l’histoire-géographie, sont parfois beaucoup moins utilisés que d’autres, moins fondamentaux du point de vue de la recherche, qui abordent ou contribuent à éclairer les neuf problèmes que nous avons sélectionnés. C’est pourquoi aussi il nous arrive d’aller puiser quelques résultats dans d’autres didactiques.

Ce livre ne répond pas à la question « comment enseigner ? » mais plutôt à la question « comment choisir comment enseigner ? ». Nous y défendons une conception créative du métier d’enseignant qui recoupe largement ce que Schön nomme « praticien réflexif »1. Cette conception est exigeante puisqu’elle fait le pari de l’intelligence critique des enseignants, de l’autonomie, de la réflexion étayée plutôt que ceux de la soumission à la prescription et du don spontané. Les conseils que nous donnons sont là pour alimenter la délibération plutôt que pour indiquer la marche à suivre. Nous prenons cependant au sérieux les textes officiels (programmes, socle commun des connaissances et des compétences, Vade-mecum)2, et invitons parfois à les prendre au mot.

Cette exigence-là ne rend pas les choses plus confortables. Elle engage à se poser des questions, à interroger certains automatismes, certaines routines, certaines fausses évidences du métier d’enseignant d’histoiregéographie et souvent même, elle laisse un doute. Si ce n’est pas toujours plus agréable, cela rend incontestablement plus lucide et plus libre. Penser son métier comme un métier de création aide à construire l’enseignement à l’intersection complexe entre les programmes, les savoirs de référence, les finalités et la connaissance des élèves : autant de contraintes qu’il nous faut analyser et articuler pour construire le cours d’histoire ou de géographie. Les recherches en didactique fournissent des grilles de lecture de ces contraintes et des schèmes d’action diversifiés.

Chaque problème est abordé par quelques pages où nous en définissons les termes : « savoir », « connaissance », « représentation sociale », « compétence», « autonomie », et même « raisonner », « lire », « écrire » (etc.), que faut-il entendre par là ? Décrypter cet argot professionnel, en discuter les différents usages, est une première façon de ne pas s’en rendre prisonnier, d’échapper à des usages imposés souvent au prix du sens. C’est une façon d’en retrouver la richesse pour rendre compte de la complexité du réel. Certes on peut y voir un jargon : tout métier a besoin de mots techniques, tout artisanat génère un vocabulaire riche et spécialisé pour nommer ses outils particuliers. Ce vocabulaire est l’orgueil de ces métiers. L’herminette, le rabot à feuillure, la plane du charron, le trusquin, le wastringue ou la dent d’âne ne font pas seulement le plaisir de la langue des menuisiers, ils servent aussi à désigner efficacement et rapidement le bon outil pour la bonne fonction. Bien sûr nous n’en avons sans doute pas d’aussi poétiques (à nos oreilles), mais nos concepts professionnels servent aussi à désigner efficacement nos outils, nos gestes professionnels et peuvent constituer la fierté de notre artisanat, comme c’est le cas outre-frontières
(Astolfi, 1992). Ces éclaircissements lexicaux sont aussi l’occasion de présenter les débats, parfois les controverses, qui traversent le métier et nous en profitons pour y exposer et argumenter nos positions.

Le problème professionnel est abordé sous l’angle des usages de classe possibles : c’est là que nous mobilisons toute l’inventivité issue de nos expériences, de nos lectures et de nos rencontres. Le chapitre est suivi systématiquement d’une « balise » qui, sur l’une des questions relatives au problème professionnel traité dans le chapitre, propose un gros plan sur des exercices, des informations complémentaires sur un point précis, ou des pistes de réflexion pratique. Ces balises marquent la voie, mettent en garde, indiquent des étapes. Les chapitres articulent ainsi constamment des références théoriques et des pratiques d’enseignement sans que pour autant les secondes découlent directement des premières. Le problème professionnel traverse l’ensemble : les pages centrées davantage sur les pratiques contribuent autant à y répondre que les pages davantage théoriques, et d’ailleurs elles ne se succèdent pas strictement.

Nous avons choisi d’illustrer chacun des problèmes par des thèmes d’enseignement, qui sont filés sur la totalité du chapitre, l’un en histoire, l’autre en géographie. Aussi systématiquement que possible les exemples relèvent de ces thèmes. Ainsi les exemples du premier chapitre renvoient à des situations d’apprentissage du fait religieux en histoire et de la mondialisation en géographie. Nous avons choisi des thèmes dont l’enseignement pose souvent davantage question et qui supposent, là encore, des choix auxquels nos propositions veulent contribuer. Nous avons retenu, aussi souvent que possible, des thèmes sur lesquels ont porté des travaux de chercheurs en didactique afin que le tissage entre ces travaux et les propositions pratiques soit plus dense ; mais sans nous interdire de les démarquer ou de proposer autre chose. Chacun ajoutera ses propres exemples, adaptera ceux-là à ses besoins.

Les problèmes que nous avons choisi de traiter dans cet ouvrage se posent à tous les niveaux de l’enseignement secondaire : soit ils sont constitutifs de nos disciplines, soit ils correspondent à des prescriptions actuelles. Nous ne distinguons donc pas collège et lycée : à leur niveau, même les élèves de 6e peuvent être confrontés aux situations complexes et amorcer des apprentissages exigeants. Il en va ainsi, par exemple, de la problématisation: elle ne peut être la même en 6e et en 3e, en 2de et en Terminale, mais organiser les savoirs autour d’une question structurante, cela s’engage à tous les niveaux. De telles démarches signifient-elles que nous prétendons faire des élèves de petits historiens, de petits géographes voire de petits épistémologues? Certainement pas. Il y a entre le métier de chercheur et le métier d’élève une différence essentielle qui tient à leurs finalités. Si le chercheur doit faire grandir le savoir et le mettre au service de la société, l’élève a pour objectif de grandir lui-même, de faire grandir son propre savoir pour participer à la société. Nous revendiquons la fonction de formation citoyenne de nos disciplines, la fonction sociale de l’histoire et de la géographie scolaires, celle qui justifie que tous les élèves y consacrent un nombre d’heures élevé au cours de leur scolarité et que la collectivité nous emploie. Cette fonctionsociale passe par des savoirs partagés qui fondent une identité collective et autorisent le débat public et par des savoirs critiques, qui permettent de mettre à distance jusqu’à cette identité collective afin qu’elle ne soit pas exclusive et excluante. Cette fonction sociale passe aussi, dès 1902, par l’ambition de rendre les élèves plus intelligents, et de ce fait moins susceptibles de se laisser duper politiquement et plus utiles aux autres.

1.  Enseigner, apprendre : savoirs et connaissances

« Ah ! Si, au moins, ils avaient un peu de connaissances ! »
« Sans connaissances, comment voulez-vous qu’ils puissent comprendre le document ? »

De tels constats s’entendent fréquemment dans les réunions de correction du brevet des collèges ou du baccalauréat. Le terme « connaissances » y désigne indifféremment « ce que l’on sait pour l’avoir appris » ou « la manière de connaître » (Le Robert, 1997) mais la plupart du temps signifie contenus factuels et notionnels (c’est d’ailleurs aussi le sens dans le Socle
Commun des Connaissances et des Compétences, infra socle commun), par distinction d’avec des méthodes (savoir-faire), plus rarement d’avec des attitudes ou des savoir-être. Des didacticiens, en prenant appui sur l’épistémologie, y ajoutent les concepts et les raisonnements structurant la discipline. Le mot reste quelque peu attrape-tout, ce qui n’aide guère la réflexion professionnelle.


Ce chapitre propose d’explorer la notion du point de vue de son usage didactique: qu’est-ce qu’une connaissance en histoire et en géographie ? À quoi cela sert-il ? Comment choisir dans l’étendue des savoirs, ceux qui doivent être enseignés et appris ?

Nous partons de quelques précisions lexicales : savoirs, connaissances, concepts, apprendre, comprendre. Autant de termes pour lesquels, nous affichons nos choix de significations et de reformulations, nos définitions. Ces choix reposent avant tout sur les acceptions formalisées par les recherches en didactique. Mais celles-ci sont également diverses. Choisir dans cette diversité c’est affirmer les valeurs qui nous portent, nos conceptions de l’enseignement, de l’histoire, de la géographie, et notre compréhension de ce qu’est apprendre dans nos disciplines.

Deux questionnements traversent ce chapitre :
La question des « fondamentaux » : peut-on identifier dans nos disciplines des éléments dont l’acquisition constituerait les bases initiales sur lesquelles, ensuite, se construiraient des savoirs ? Ou bien faut-il considérer dès l’abord que toute connaissance dans nos disciplines n’existe que dans le réseau des concepts, des interprétations, des faits… qui lui donne sens ?

La question de la « transposition didactique » : quelle différence peut-on faire dans nos disciplines entre savoirs scolaires et savoirs savants ? Quelles relations unissent ces deux types de savoir ? L’emploi de l’expression« transposition didactique » est utile pour désigner autre chose que l’idée selon laquelle la relation entre les savoirs savants et les savoirs scolaires serait celle d’une application des premiers aux seconds selon une adaptation homothétique ou une simplification.

Pour illustrer ces définitions et répondre à ces problématiques nous mobilisons des exemples, pour la plupart relevant de deux thèmes empruntés aux programmes de collège et lycée : celui du fait religieux en histoire et celui de la mondialisation en géographie. En France, les manuels sont des outils indispensables de l’enseignant et des élèves. Même si tous ne reposent pas sur les principes que nous défendons, il est possible d’en faire usage ! La balise 1, à la suite du chapitre, suggère quelques exercices pour conduire les élèves à infléchir leur rapport au savoir.

1.      Savoirs et connaissances : de quoi s’agit-il ?

Nous appelons « savoirs » ce qui est encore extérieur à celui qui apprend et « connaissances » ce qui est mémorisé sur le long terme, mis en relation avec les acquis antérieurs, doté d’un sens pour celui qui a appris, bref, intériorisé.
Ce que présentent les manuels et les cours, ce sont des savoirs ; ce que l’élève assimile, ce sont des connaissances. L’un n’est pas équivalent à l’autre. Les connaissances, c’est ce qui permet d’avoir des solutions aux problèmes qu’on rencontre, d’agir dans des situations : l’opposition connaissances- compétences est une fausse opposition (chapitre 6). Et les connaissances ne sont dotées de sens que si elles ont une efficacité, une pertinence, en classe et ailleurs. Elles doivent permettre à l’élève de comprendre et de résoudre les problèmes auxquels il est confronté.

Exemples :
Connaître les conditions de l’écriture de la Bible et l’hétérogénéité du texte permet de répondre aux problèmes posés par les dissonances entre archéologie et texte et de la considérer comme un document historique et non un texte sacré (que le dogme dit « Inspiré par l’Esprit saint »).