Compte-rendu de
soutenance de thèse en Didactique de l’Histoire
Candidate : Maria Lucenti
Université de Genova – Italie
Sous la codirection des
professeurs : Anna Antoniazzi & Mokhtar Ayachi
Titre : Une autre histoire : le monde
arabo-musulman et l’Occident
dans les manuels italiens et tunisiens
Cette thèse
comprend cinq chapitres, dont deux traitent du regard croisé de l’altérité,
vu réciproquement, à travers les grilles des manuels scolaires en usage dans
les deux pays méditerranéens : l’Italie et la Tunisie.
Après un premier
chapitre méthodologique justifiant le choix du sujet et présentant sa
problématique, la candidate consacre un second chapitre à l’aspect pédagogique
et didactique de l’interculturel dans une société italienne
plurielle. Enfin, un dernier chapitre est réservé au croisement identité/altérité,
au niveau du référentiel féminin en
Tunisie, avant de présenter par la suite les résultats de sa recherche.
Maria Lucenti
commence par se poser la question sur « le comment les manuels scolaires
en Italie se représentent-ils le monde arabo-musulman » en justifiant
sa problématique de recherche. Et ceci pour trois grandes raisons :
- la première liée à la présence dans les
écoles italiennes d’élèves musulmans nés en Italie,
- la deuxième liée à la présence d’un Islam européen balkanique
notamment ainsi que les échanges culturels historiques qu’on ne peut nier entre
les civilisations européennes et l’Islam (Andalousie, Sicile et ailleurs)…
- la troisième et dernière raison est liée
au phénomène de l’extrémisme religieux, impliquant la Tunisie à partir des
événements de 2011 au Sud de la Méditerranée.
Maria
Lucenti tente d’éclairer dans son travail les causes de ce phénomène dans les
corpus scolaire qu’elle analyse. Mais il y a d’autres réalités et d’autres
hypothèses non moins importantes dont nous en présentons au moins deux :
1 – Il y a un
grand amalgame entre religion, extrémisme et violence, tout en sachant que les
trois religions monothéistes incitent à la paix et à l’amour du prochain. Mais
il s’agit plutôt d’usages religieux et idéologiques de partis politiques
islamistes à dénoncer. La cause n’est pas à chercher réellement dans les
manuels scolaires. Elle se situe ailleurs…
2 – A la
faveur de la chute du régime dictatorial en Tunisie en 2011 et de
l’accaparement du pouvoir pendant trois ans
(entre 2011-2014) par le parti islamiste et ses alliés (la Troïka) après
le retour d’exil de leurs cadres, des réseaux internationaux d’expéditions de
milliers de jeunes mercenaires (garçons et filles aussi bien européens
qu’arabes), vers la Syrie, l’Iraq et la Libye ont
été mis en place avec l’aide de la Turquie d’Erdogan, du Royaume wahhabite et
du Qatar notamment. Comme en Afghanistan à l’époque, en Bosnie et autres pays
balkaniques, à la fin de la Guerre Froide, les guerres par procuration
se préparent d’abord par l’endoctrinement de jeunes mercenaires recrutés
notamment chez les jeunes chômeurs diplômés. Tous les alibis et autres
légitimations de prostitutions religieuses (Jihad Nikah) sont mobilisés
comme objet de recours pour la réalisation de telles campagnes abjectes.
Il s’agit donc
d’une véritable coalition, mettant en connexion des intérêts stratégiques
occidentaux avec ceux de l’Internationale des Frères Musulmans, qui
a tracé une « autoroute du Jihad » (transeuropéenne via la
Turquie), provoquant l’internationalisation d’une guerre civile destructrice
entre Chiites et Sunnites, notamment dans les deux premiers pays cités.
L’on ne peut logiquement imputer ces desseins politiques d’envergures
internationales (mettant en confrontation l’Iran Chiite et ses alliés syriens
et libanais contre le Royaume sunnite d’Arabie et autres monarchies pétrolières), aux manuels
scolaires et à l’institution éducative, elle-même, « accusée de produire
de jeunes Jihadistes », plutôt que de futurs citoyens !
Par ailleurs,
après les dernières élections en Tunisie de 2015 et l’élimination des
islamistes et de leurs alliés du pouvoir, il y a eu la création de Commissions
d’enquêtes parlementaires sur les responsabilités des crimes d’endoctrinement
de jeunes, de leur financement et leur envoi dans les zones de conflit au Moyen
Orient. Nous attendons toujours en Tunisie les résultats de telles enquêtes qui
impliquent essentiellement[1] des
chefs du principal parti islamiste, aujourd’hui associé au gouvernement…
Depuis la
réforme scolaire de 1989 et la loi de 1991 officialisant les nouveaux choix
d’épuration des manuels de contenus idéologiquement islamistes qui y ont glissé
durant quelques années, nous pouvons considérer que les corpus scolaires ont retrouvé
leur orientation moderniste, en rapport avec l’esprit des textes fondateurs du
système éducatif national de 1958.
Toutes ces
considérations d’histoire immédiate, en rapport avec l’actualité brulante, ne
peuvent exclure, bien au contraire, l’intérêt qu’on porte toujours aux manuels
scolaires en tenant compte de la construction de l’autre à partir d’analyse
croisée de ces supports didactiques aussi bien italiens que tunisiens que tente
ici la candidate dans sa thèse.
La recherche
de Maria Lucenti se base également sur support empirique d’une enquête réalisée
auprès de deux groupes d’élèves et d’étudiants. L’approche comparatiste menée
dans ce travail a conduit son auteure vers la didactique interculturelle
entre principe et pratiques devant la présence accrue de communautés immigrées
en Europe où l’on cherche des solutions d’intégration tout en reconnaissant les
spécificités des communautés installées dans les pays d’accueil.
Les finalités
de la pédagogie et de la didactique interculturelle est la réalisation de
canaux d’échanges et de dialogue dans la diversité culturelle dépassant la
simple coexistence communautaire dans la tolérance et le pluriculturalisme.
Dépasser le
cadre théorique pédagogique vers la réalisation pratique de l’inter
culturalité, c’est ce qu’essaye de démontrer Maria Lucenti en focalisant sur
l’usage du manuel en tant qu’outil privilégié de transmission des trois savoirs :
savoir scientifique, savoir-faire et savoir-être (valeurs de civiles).
Pour cela,
l’auteure de la thèse a passé en revue les plus importantes études et
recherches à l’échelle internationale, comme celles d’Agostino Portera, de
l’Université de Vérone (2000), de Pierre Giovani (2009) sur le manuel
d’histoire en Italie du fascisme à la République, l’importante œuvre d’Edouard
Saïd sur l’Orientalisme, les travaux de l’Institut Georges Eckert en 2010 sur
les représentations de l’Islam dans les manuels européens qui colportent une
même image pour tous les musulmans ignorant les variétés culturelles comme si
l’Islam est une culture et non pas une croyance… Une autre étude réalisée par
Marlène Nasr (2001) en Italie est citée. Elle montre comment les Arabes sont
représentés dans tout ce qui est différent, tout ce qui peut éloigner en tant
que stéréotypes (pauvreté, marginalité, ignorance, mode de vie…).
Sur les
manuels tunisiens, les travaux de Driss Abassi (2009) et ceux faits ou
supervisés par moi-même (2009 et 2010) sont évoqués concernant les référentiels
identitaires méditerranéens de la Tunisie.
Au chapitre de
l’analyse structurelle des manuels italiens d’histoire, ce qui est frappant est
la manière stéréotypée de se représenter le phénomène de l’immigration de cet autre
« désespéré », débarquant de bateaux surchargés, à la manière de
cargaisons de marchandises sans valeur.
Les images
colportées (p. 98, 99 et 101) ont tendance à associer « immigration, monde
arabo-musulman, Afrique, menaces… » provenant de cette Méditerranée qui
sépare au lieu d’unir, de cette ancienne courroie de transmission entre
l’Afrique, le Moyen Orient et l’Europe. Cette Méditerranée est devenue, de la sorte,
la frontière entre la pauvreté et l’opulence, entre le sous-développement, l’archaïsme
et le progrès.
Dans sa
lecture critique des manuels italiens, la candidate souligne l’absence de
contextualisation, des nuances entre l’Islam historique et l’aujourd’hui. Un
seul manuel italien « les Voix de l’histoire 2 » (1ère
année de l’école supérieure) aborde le thème du monde arabo-musulman de manière
relativement impartiale, mais créant toutefois un amalgame entre terrorisme, en
tant que phénomène, et l’Islam en tant que religion.
La frontière
méditerranéenne érigée par la thèse d’Henri Pirenne, impose une image
fossilisée, hors du temps immobile, figée d’un Maghreb et d’un Moyen Orient
moyennageux se situant hors de l’histoire… Certains manuels comme « Les
Voix de l’histoire et de l’actualité » (3ème année) ou « Géopolis
2 » adoptent un anachronisme historique caricatural en parlant d’une
part d’un « monde bédouin archaïque », et de l’autre de « femmes
soumises qui ne peuvent pas parfois conduire la voiture » ! ...
En comparant
avec une lecture critique croisée de manuels Nord/Sud, M. Lucenti, après avoir
retracé l’historique du système éducatif tunisien durant la période coloniale,
met le focus sur la Réforme-Charfi de 1989, déjà évoquée, destinée à
rationaliser les cursus scolaires et les purger des présupposés idéologiques
islamistes considérés comme obstacles à l’ouverture sur les autres
civilisations.
En menant une
bonne analyse structurelle des manuels tunisiens, l’auteure de la thèse montre
le type d’image de l’Europe qui y est présenté, cette Europe en tant que partenaire
géographique, économique et culturel. Il s’agit d’analyses pertinentes dans la
comparaison entre manuels des années 60 au lendemain de l’Indépendance, avec
ceux des 2000. Les points forts ainsi que les points faibles de ces manuels (au
niveau des contenus, forme, qualité d’impression) sont évoqués.
Enfin dans un
dernier chapitre du travail, la candidate traite du référentiel féminin entre
passé et présent en Tunisie,
contredisant les stéréotypes colportés par les manuels en Italie. Il s’agit réellement
d’une réflexion pertinente se basant aussi sur des entretiens et où j’ai appris
beaucoup de détails sur l’histoire des femmes tunisiennes.
Ce que je
recommande ici, au niveau quantitatif de l’équilibre des chapitres de la thèse
(qui sera certainement éditée en tant que livre) est de développer davantage
cette thématique pour aboutir à un double volume de pages équivalent à celui
des chapitres précédents.
Quant aux
résultats de la recherche qui concourent à édifier une autre histoire
impartiale débarrassée de stéréotypes en brisant cette frontière de
l’incompréhension devant plutôt rapprocher davantage l’Occident du monde du Sud
de la Méditerranée, ils sont de l’ordre suivant :
- les préjugés
colportés en Europe par les manuels scolaires contre les Musulmans empêchent
l’intégration sociale et culturelle dans la société d’accueil de jeunes
italiens (ou européens) nés dans le pays, de confession musulmane,
2 – les
risques de non reconnaissance culturelle seraient responsables de réactions
violentes et d’extrémismes religieux, contribuant à creuser davantage le fossé
entre les rives Nord et Sud de la Méditerranée,
3 – les défis
sont doubles autour de la question de la reconnaissance de l’altérité
méditerranéenne :
- Édifier au
moyen du manuel, support didactique précieux, des rapports constructifs en
faisant de la Méditerranée un pont entre l’Orient et l’Occident, entre
l’Afrique et l’Europe,
- Combattre
les stéréotypes sur l’altérité qui empêchent de construire une société
italienne interculturelle, conformément d’ailleurs aux recommandations
officielles. En effet, le multiculturalisme ne peut mener que vers le communautarisme,
source de tensions sociales permanentes.
Enfin, en
guise de perspectives, Maria Lucenti avance quelques pistes de recherche des
deux côtés de la Méditerranée (aussi bien en Tunisie qu’en Italie). Ce sera son
futur itinéraire de recherche qui fera
d’elle une spécialiste de la didactique de l’interculturalité, non
seulement en Italie, mais aussi de l’interculturalité méditerranéenne.
Et là, je ne peux qu’être très satisfait d’avoir contribué à sa formation.
Genova, le 26 avril
2017